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revint sous les massifs. À travers les ramures des cyprès, elle voyait Lucien qui lui parlait en gestes amoureux, supplians, passionnés, et les galanteries s’engagèrent. Il y avait un grand laurier-rose sur la fenêtre, Lucien en cassa une branche qu’il lança aux pieds de Félise. En se baissant pour ramasser la fleur, Félise laissa tomber son éventail ; d’un bond, Lucien fut à ses pieds. Félise retint un cri, puis se mit à sourire à ce hardi cavalier qui jouait sa vie pour ramasser un éventail. Ces courtoisies de casse-cou sont toujours très goûtées ; la belle recluse écoutait avec ravissement les marivaudages de Lucien, elle s’était déjà laissé prendre les mains, lorsque l’avocat survint à l’improviste. Il avait été averti par le Souleou, qui de la lucarne du grenier avait tout vu. La grande demoiselle s’effraya et prit la fuite en pleurant. Lucien s’attendait à une scène terrible. — Tudieu ! dit maître Mazamet en lui prenant les oreilles à deux mains et les frottant vivement, — c’était son geste de bonne humeur et de grande amitié, — tudieu ! camarade, comme nous allons en besogne ! Vous avez la main heureuse. Eh ! eh ! c’est un bon parti. — Et sur ce mot maître Mazamet s’en alla en riant.

En traversant le corridor, Lucien entendit l’avocat qui rudoyait la vieille pour sa sottise et ses ridicules frayeurs. — Ce jeune homme est notre ami, criait maître Mazamet ; c’est l’enfant de la maison. Si tu l’ennuies jamais encore, je te casserai les reins ! — La vieille se trouva sur le perron au départ de Lucien, et comme elle voulait se montrer fort aimable pour le protégé de son maître, elle se mit à lui sourire, mais d’un sourire plus affreux encore que ses plus horribles grimaces de colère et d’envie.

Lucien sortit de ce château fort énamouré de la belle Félise ; au lieu de retourner à Lamanosc, il prit gîte dans un méchant village à une lieue de là, et le lendemain, dans la matinée, il s’en retourna aux Rétables, très décidé à s’y installer bon gré mal gré, coûte que coûte. Au moment de sonner à la grille, il ne songeait qu’à Félise, mais voilà que tout à coup le souvenir de Mlle  Sabine lui revint avec une extrême douceur ; brusquement il tourna bride et partit pour la Pioline.

Les huit jours qu’il passa alors chez les Cazalis furent les plus remplis qu’il eût jamais vécus. Jamais si nobles tristesses n’avaient agité son âme ; il les accepta résolument, franchement, sans chercher à se séduire lui-même. Il était arrivé à la Pioline très épris de Sabine ; il l’aimait passionnément, mais il ne se dissimulait pas que rien au monde ne pourrait la rapprocher de lui. Il s’attachait avec courage à cet amour sans espoir et sans récompense. Cette grande douleur lui ouvrait une voie de salut, il y entrait d’un cœur vaillant ; mais pour se maintenir à cette hauteur, quels sacrifices lui étaient