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par le passé. Il comprenait bien quels abîmes le séparaient de Sabine, pour toujours peut-être, et pourtant il se sentait attiré de plus en plus vers elle ; il ne pouvait plus la quitter. Lui qui se faisait tant prier quand le lieutenant voulait le retenir, il passa toute une quinzaine à la Pioline sans y être invité, bien que la tante ne lui épargnât guère les taquineries, les querelles et même les affronts.

Mlle Sabine refusait de s’associer à ces malignités passionnées. Ses sentimens n’étaient pas changés ; mais par cela même qu’elle s’habituait de plus en plus à considérer Lucien comme un étranger, elle s’imposait vis-à-vis de lui des devoirs de courtoisie et de bienveillance. Cette conduite mettait la tante Blandine hors des gonds. — Serait-ce un désaveu ? disait-elle ; c’est donc un blâme ? Eh quoi ! Sabine, je prends votre défense, et vous me laissez là toute seule contre lui ! Est-ce pour mon plaisir que je me donne des colères bleues contre ce pistolet ? Moi, que m’importe ? je ne suis pas à marier. C’est pour vous que je me brûle le sang, moi qui n’aime que la paix à la maison, moi qui ai horreur des disputes, et voilà comme vous me soutenez ! C’est révoltant. Et pourtant je sais bien maintenant que vous ne l’aimez pas. Du reste, qui aimez-vous ?

Elle essayait ainsi, par toutes sortes de moyens, de renouer les confidences interrompues, et les injures ne réussissant pas, elle revenait à la charge avec ses plus douces cajoleries : Sabine restait retranchée dans sa réserve, la tante s’en irritait, et toute cette mauvaise humeur retombait sur Lucien, plus vive et plus acre. Lucien l’entendait à peine, il ne songeait qu’à Sabine. Tout son orgueil s’abaissait auprès d’elle ; il s’approchait d’elle avec l’humilité, la tristesse d’un amour sincère. Sabine devinait sa souffrance : il y avait là un sentiment vrai qu’elle ne voulait ni méconnaître ni blesser, et pourtant elle ne pouvait y répondre en rien, elle ne s’appartenait plus, elle se devait toute à Marcel. Lucien l’aimait quand même.


VIII.

L’avocat Mazamet tenait en réclusion une belle personne du nom de Félise, — sa nièce, disait-il, — la fille d’un officier mort en Afrique ; il l’appelait sa pupille. Cette grande demoiselle, déjà fort évaporée, entrait à peine dans ses seize ans ; elle vivait sous la garde d’une horrible vieille, sa cousine, une mégère envieuse, acariâtre et méchante, affreusement louche, très irritée contre la jeunesse et la beauté. La duègne était une Mazamet, mais il lui était défendu de porter ce nom ; elle n’était connue que sous son sobriquet villageois, lou Souleou (le soleil). On l’appelait ainsi par antiphrase, à cause de sa laideur. L’avocat l’avait ramassée dans les bas-fonds de la misère ;