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Jusque-là, Mlle Claudine avait guerroyé contre Lucien sans trop savoir pourquoi, d’instinct, par esprit de contrariété et de tracasserie pure ; maintenant elle voyait un but noble, utile, proposé à toutes ses taquineries, elle pouvait se les justifier au nom d’un grand intérêt de famille ; elle se faisait des devoirs de ses plus chères antipathies.

La vieille fille conçut ces trois projets et se promit de les mener à bonne fin : — premièrement congédier Lucien et rompre ce mariage, — ensuite ruiner à jamais la tragédie, — enfin abolir ces dîners perpétuels d’une maison « toute par plats et par écuelles, où la vie se passait à table. » Elle avait trouvé sa méthode, et tout d’abord elle se mit à l’œuvre, mais prudemment, astucieusement, avec l’adresse et la persistance d’une femme qui suit son idée fixe.

Le moment était opportun : jamais M. Cazalis n’était plus faible qu’au lendemain d’un coup d’état ; elle, au contraire, tirait de ses défaites une force nouvelle. Le lieutenant, tout embarrassé de sa victoire de la veille, allait et venait dans la maison sans oser dire un mot. De la cour aux jardins, les acteurs avaient laissé des traces de leur passage ; les plates-bandes étaient saccagées, les semis piétines, les arbres ébranchés ; on ne rencontrait partout que ramures cassées, fruits verts, débris de fioles. M. Cazalis ne savait comment dissimuler tous ces dégâts ; il avait pris avec lui deux ouvriers pour ratisser les allées et balayer en toute hâte les cours, les escaliers, le perron, les devans de porte ; la tante, venant à passer par là, feignit de ne s’apercevoir de rien.

Au déjeuner, elle arriva toute souriante et charmante. Le lieutenant s’était mis à table en tremblant ; il avait à se faire pardonner sa grande victoire de la veille, le banquet des acteurs, la fête sur la terrasse, la répétition extraordinaire de la Mort de César, et tout confus, tout penaud, comme un écolier au lendemain d’une escapade, il se faisait petit, il s’effaçait de son mieux pour ne pas donner prise ; jamais la tante ne l’avait trouvé si prévenant, si rempli d’attentions aimables, si disposé à toute sorte de concessions. Elle-même, loin de le brusquer comme d’habitude, répondait à tant de soumission par une aménité rare. Ce fut Lucien qui paya les pots cassés.

De tous les convives de la veille, Lucien était le seul que le lieutenant eût pu retenir ; il vint au d (’jeûner soucieux et triste, et la tante ne cessant de le harceler de ses malices, lui si vif à la riposte, il ne répondit pas. On s’étonnait de le voir si distrait, si mélancolique. Lucien avait veillé très avant dans la nuit sans pouvoir écarter l’image de Sabine. Les souvenirs de la journée lui revenaient sous mille aspects nouveaux, inattendus. Aimait-il Sabine ? l’aimait-il vraiment, ou n’était-ce là qu’une des mille fantaisies qui traversaient son esprit