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vous écoute maintenant. Ah ! nous avons des amourettes, des peines de cœur, et tante Blandine n’en sait rien, du moins par vous ! Pensez-vous donc qu’elle n’a pas tout deviné ? Je vous aurais cru plus de fierté, ma fille, à votre père aussi ; mais cette tragédie tourne la tête à tout le monde. On m’aurait bien surprise, il y a vingt ans, si l’on m’avait dit qu’un jour les Tirart s’allieraient aux Cazalis ; mais consolez-vous, mon enfant, consolez-vous : ce mariage a beau me déplaire, il se fera, et pour cette seule raison qu’il me déplaît. Est-ce qu’on a jamais fait le moindre cas de mes volontés ? Je ne suis rien dans cette maison, on me prend pour ma peine. Je suis une ménagère, une femme de charge, voilà tout. Est-ce que les femmes ont voix au chapitre ? Votre père en fait toujours à sa tête. Il y a longtemps que tout est décidé entre lui et M. Marius. C’est une honte que vous ayez pu vous engouer à ce point de ce cadet, vous, Sabine, vous ! Eh bien ! épousez-le ; mais tante Blandine, vous ne l’aurez pas à vos noces, et si M. Jean-de-Dieu Cazalis veut donner des fêtes à son gendre, ce ne sera pas la Zounet qui se chargera des dîners ; la pauvre fille aimerait mieux sortir de la maison. Moi, je la suivrai de bon cœur ; je ne restais ici que pour vous, pour vous sauver de la ruine où vous courez tous par l’inconduite et la folie de mon frère. Oui, oui, je la suivrai. Ne me poussez pas à bout ; nous nous quitterons pour ne plus nous revoir. Il était pourtant bien convenu que nous devions vivre toujours ensemble, toujours, et que vous resteriez fille comme tante Blandine : c’était juré entre nous ; mais aujourd’hui que sont les sermens ? Eh bien ! laissez-moi là, chassez-moi, mariez-vous tous, je ne demande pas mieux, je serai libre, je m’échapperai de cette maison où j’ai tant souffert, je n’aurai plus à me dévouer pour vous, à me tuer de soucis, de travail, de chagrins. Et pour qui ? Pour des ingrats. C’est bien triste ! Oh ! mariez-vous, puisque vous êtes si pressée de vous délivrer de la vieille tante ; mais entrer dans cette famille, quel malheur ! Quoi ! j’aurai élevé ma Sabine pour un Lucien, moi ! et au prix de tant de soins, d’inquiétudes et de fatigues ! À la mort de votre pauvre mère, j’ai passé onze nuits de suite à vous veiller, toute malade moi-même, malade à l’extrémité, un pied dans la tombe, avec la fièvre et le frisson, toussant à cracher le sang ! Sacrifiez-vous maintenant, tuez-vous pour vos enfans, voilà votre récompense !

Elle sanglotait comme une désespérée. — Ma tante, dit Sabine en lui prenant affectueusement les mains, écoutez-moi. Je suis venue pour vous répéter que votre volonté serait toujours la mienne, et que jamais, à aucun prix, je ne consentirais à être séparée de vous. Je vous l’ai dit bien souvent, je me le suis promis à moi-même : rien n’est changé, c’est irrévocable. Que puis-je vous dire de plus ?