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bonnement, sans y mettre tant de finesse. Ce fut alors que Corbin l’aîné, qui cherchait une occasion d’être désagréable à Mlle Blandine, s’avisa de parler avec éloges des tragédiens. La tante riposta ; les railleries s’engagèrent. En sa qualité de savant, Corbin le jeune essaya de prendre la défense de Marcel. — Ah ! dit-il, j’ai vu chez lui de belles mécaniques…

— Comme celles de son père, interrompit Lucien, un des vôtres.

Et là-dessus il se mit à raconter les vieilles histoires qui couraient dans le pays sur le mitamat, — ses manies d’invention, ses trocs, l’âne tricolore. Il lui prêtait en outre des trafics imaginaires, impossibles ; il inventait à son usage toute une ménagerie d’animaux fantastiques : il mêlait plaisamment l’histoire du père et celle du fils ; il mettait en scène tous les Sendric, Marcel, les cousines, la tante, le petit frère, la Damiane elle-même, et bientôt, s’échauffant à ce jeu, il donna des portraits amusans de tout ce monde de Seyanne ; il reproduisit avec gaieté les personnages ; dans son adresse à les travestir sans dépasser la vraisemblance, il imitait très drôlement leurs gestes et leurs allures, car il était bon mime ; il était cloué d’un certain sens comique très subtil, acre, aigu, — l’instinct de la caricature. Lucien était en verve, l’hilarité de ses voisins l’excitait. Il avait à ses côtés quatre écouteurs enthousiastes, — Corbin l’aîné, M. Dulimbert, le notaire et le rentier Lajarije. Le craintif Corbin le jeune n’osait plus se commettre avec lui ; il se taisait prudemment, ses yeux pâles erraient dans le vague, il rêvait à ses ballons. La tante Blandine avait insinué son bas sous la table et tricotait avec acharnement, sans mot dire. Sabine se trouvait ainsi isolée entre ce railleur impitoyable et ces bourgeois ridicules qui se riaient des choses les plus saintes, — le travail, l’indigence et la simplicité. Son embarras était extrême : les sarcasmes de Lucien la révoltaient ; elle y aurait mis fin tout au début sans l’émotion extraordinaire dont elle était saisie, car à chaque parole de Lucien elle se sentait naître une sympathie plus vive pour Marcel.

Ce ne fut d’abord que le mouvement d’une âme généreuse, passionnée pour le vrai, et que l’injustice irrite. Devant elle, on attaquait des absens, des malheureux ; d’instinct, elle se rangeait de leur parti. C’était la première fois qu’elle fixait ainsi sa pensée sur Marcel, et mille sentimens qu’elle ignorait se levaient et venaient l’assaillir confusément. Quel nom donner à cette amitié enthousiaste ? Par le fait de Lucien, ces sentimens vagues se prononcèrent bientôt avec énergie. Brusquement Sabine fut poussée et comme précipitée dans un monde nouveau, dans l’inconnu : tout prenait à ses yeux un aspect inattendu. Lucien poursuivait ses persiflages : à mesure qu’il raillait, toutes ses paroles se transformaient pour