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qu’il n’est venu à la Pioline ! C’est incroyable ! Je n’ai pas souvenir de l’avoir offensé. Il y a encore là-dessous quelque mauvais tour de ma chère sœur Blandine. — Il envoyait alors Cascayot au château des Saffras, mais Espérit n’y était jamais. Espérit, tout à ses tristesses, vagabondait au hasard, loin de Lamanosc, dans une humeur farouche.

Au départ de Lucien, il s’était cru délivré, et jamais il n’avait été plus asservi. Lucien avait semé l’ivraie à pleines mains dans les sillons d’Espérit, et maintenant tous ces germes fermentaient, le sourd travail s’en continuait sous terre. Le doute entrait dans cette âme sous des formes vagues et subtiles. À vrai dire, ce n’était pas dans sa foi même qu’il était ébranlé : les croyances tenaient en lui par tant de racines dans les profondeurs d’une vie honnête et pure, elles se mêlaient tellement à ses plus chers sentimens de patrie, de famille et d’amitié, qu’il était impossible qu’elles fussent renversées au premier choc ; mais toute leur vertu était comme énervée, languissante et sans efficace. La vérité était toujours présente dans son cœur, mais voilée, obscurcie, et dans sa détresse il avait perdu tout désir de revoir cette douce lumière, il se refusait à toute espérance.

Espérit ne s’appartenait plus, il n’était plus lui-même. Un grand vide se faisait dans son âme ; au fond de ces abîmes, il jetait des regards avides, et saisi de vertiges, dévoré d’inquiétudes, effrayé, exalté sans causes, accablé de dégoûts, le cœur endurci, desséché, ne s’attachant à rien, il se retirait, il errait loin de tous, dans les lieux déserts ; il fuyait ses meilleurs amis ; il se sentait isolé, sans amour, sans courage, en pleines ténèbres, et tous les jours il descendait plus avant dans ce morne égoïsme

Tout à coup la nouvelle se répandit à Lamanosc que la Damiane était en danger de mort, on assurait même qu’elle ne passerait pas la nuit. Espérit en fut informé par hasard, car depuis quelques jours il n’était pas rentré au château des Saffras, et déjà trois fois on était venu le chercher de la part des Sendric sans le rencontrer. L’avant-veille le mal s’était déclaré avec une violence extrême, les souffrances étaient horribles, et toute force de résistance semblait épuisée dans ce corps ruiné par tant de fatigues et d’épreuves. Espérit fut réveillé par ce coup de foudre. Il courut à Seyanne comme un insensé. Lorsqu’il arriva dans la cour des Sendric, tous les voisins, assemblés à l’entrée de la cuisine, silencieux, consternés, attendaient avec anxiété la réponse des médecins. Marcel sortit bientôt avec eux ; leur contenance attristée annonçait que tout espoir était perdu. Les femmes qui se trouvaient là ne purent retenir leurs sanglots et leurs cris. Dans son désespoir, la tante Laurence faisait pitié.

Marcel fit asseoir Espérit au pied du lit. La Damiane, qu’on croyait