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dans la tête de ce philosophe de village ; ce qu’il appelait sa connaissance s’était formé de pièces et de morceaux comme l’habit d’Arlequin. Le peu qu’il savait, il l’avait appris d’aventure, à la volée, d’un vif instinct, ou par tâtonnemens, d’efforts en efforts, obstinément, violemment. Sans cesse en quête de l’inconnu, il s’en allait tout droit devant lui, se butant ou devinant, mais toujours arrivant aux idées par le flair, comme le bon chien qui lève le gibier. Lucien s’amusait à lui faire perdre la piste. Le malheureux Espérit tout à fait désorienté battait alors les buissons, s’agitait, tournait et retournait sur lui-même. Ces embarras, ces perplexités égayaient le neveu ; il ne songeait plus qu’à luthier la gaucherie, la sincérité d’Espérit, à mettre en défaut ses instincts, à tenir en éveil sa curiosité avide pour l’exciter et la tromper tour à tour. Il le jetait tous les jours dans des soucis et des étonnemens nouveaux ; il l’intriguait à plaisir par ses badinages et plus encore par sa gravité équivoque : à des riens il attachait une importance extrême, il ravalait les choses les plus hautes, il traitait doctement des plus futiles.

Après ces longs entretiens, le terrailler s’en allait la tête pleine de discordances, ébloui, étourdi. Tout le déroutait dans les habitudes de Lucien, le ton comme les paroles, le geste, l’accent, le sourire, un je ne sais quoi d’insaisissable et d’irritant qui venait l’allécher et l’agacer, un certain tour donné aux choses les plus naturelles, et comme une odeur de mensonge s’exhalant de toutes parts. Cependant il se tenait en garde contre ces impressions, car il craignait d’être injuste pour l’ami Lucien ; il ne cessait pas de se reprocher ces antipathies qui l’avaient éloigné de lui dans les premiers temps. Sa confiance était sans bornes, et jamais il n’aurait soupçonné qu’on pût se faire un jeu de la parole. Il acceptait les yeux fermés tout ce qui lui venait d’un homme si savant ; il demeurait convaincu que Lucien ne pouvait se tromper, et il en concluait qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de l’imiter au plus près possible. Il poursuivit ce dessein avec une bonhomie divertissante ; mais son dur esprit ne pouvant s’adapter à de telles fantaisies, il fallut souvent le violenter pour l’assouplir, comme un bois de chêne tordu au feu. Nuit et jour il se mettait à la torture, afin d’arriver à penser et à raisonner à l’instar de Lucien ; — ainsi disait-il dans son langage. Il s’acharnait à cette besogne avec un véritable entêtement de paysan ; sa bonne nature rétive lui opposait des résistances invincibles ; il se désespérait, il s’accusait de paresse et de lourdeur et revenait demander conseil à l’ami Lucien. Celui-ci mettait à profit les confidences pour frapper plus juste encore au point vulnérable. Espérit se découvrait et se livrait de plus en plus ; il se livrait avec un entier abandon, il se laissait ingénument dominer, et par ses meilleures qualités il