cris. Lucien les chassait, s’excusait gracieusement auprès d’Espérit, et l’invitait à s’asseoir au pied du lit pour causer de bonne amitié jusqu’à midi. Cet accueil courtois donnait courage au terrailler, et dans son grand désir d’apprendre, il ne se lassait pas d’interroger Lucien sur toutes choses, avec une insistance, une importunité d’enfant. Souvent ses questions étaient des plus singulières ; Lucienne refusait pas d’y répondre : à toute heure de sa vie, il était en humeur de harangue. Il était de ceux qui ne peuvent se passer d’admirateurs et de subalternes, et c’était un besoin pour lui de paraître et de briller, même aux yeux des gens dont il faisait le moindre cas. Toute occasion lui était bonne : Espérit n’était qu’un prétexte à discours. Lucien avait horreur de la solitude et du silence ; retenu à Lamanosc par la volonté de l’oncle Tirart, ennuyé, inoccupé, ne sachant que faire de ses matinées oisives, il se contentait au pis-aller de la société d’Espérit. Il lui plaisait d’avoir un donneur de répliques toujours à portée de la voix, et tout d’abord il avait pris le premier venu qui lui tombait sous la main ; il avait pris Espérit par caprice de désœuvré, il s’en servait pour se tenir en haleine, disait-il, — comme ferait un pianiste exilé au village, et qui, faute de mieux, s’accommoderait pour ses exercices d’une épinette de rencontre.
Avec Espérit, Lucien n’avait plus rien de guindé ; il se mettait à l’aise, au naturel ; il pensait tout haut, sans gêne et sans contrainte, en déshabillé pour ainsi dire, et son esprit brillant se jouait à travers mille paradoxes, avec tous les caprices d’une humeur vive et légère. Il n’en fallait pas davantage pour mettre en peine une âme confiante, inexpérimentée et curieuse. À midi, Espérit retournait au château des Saffras, et, tout en façonnant ses poteries, il méditait et ruminait les beaux discours de la matinée. Il se faisait en lui un travail sourd et continu très complexe, une sorte de germination lente, active et douloureuse. C’étaient tout à la fois des excitations d’esprit très subtiles, des éveils, et les plus vagues, les plus indéfinissables malaises. Comme il n’était pas fort habile à démêler ses impressions, il ne pouvait s’expliquer d’où lui venait cette mélancolie qui le gagnait dès qu’il n’était plus sous le charme des paroles de Lucien ; il restait émerveillé de tout ce qu’il avait entendu, et cependant les antipathies du premier jour lui revenaient avec force. À quel propos ? pour quel motif ? Il le cherchait en vain.
Il s’en ouvrit un jour très franchement avec Lucien ; Lucien ne fut pas touché par la candeur de ces aveux, et la tentation lui vint de prolonger les inquiétudes qu’il avait fait naître à son insu. Il agit dès lors de parti pris, d’un dessein arrêté, avec la malice d’un écolier goguenard, pour se donner le spectacle des perplexités, des transes d’un esprit en désarroi. Il n’y avait pas grande ordonnance