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lait préparer le plus grand nombre des lecteurs à l’intelligence de pareils ouvrages, il en a fait précéder la traduction de larges introductions analytiques et critiques, où, sans difficulté et sans fatigue, un esprit doué seulement de quelque attention peut se faire une idée exacte des beaux monumens dont l’original lui est ensuite mis sous les yeux. M. Barni a ainsi trouvé le moyen de rendre ce qu’il devait à son auteur et à ses lecteurs : il n’a pas défiguré son auteur, ce que tant de paraphrastes, sous prétexte de le traduire, avaient fait avant lui, et il offre cependant à ses lecteurs des ouvrages que, grâce au remarquable talent d’exposition qu’il déploie, ils peuvent entendre et admirer à l’aise.

Parlerons-nous maintenant de ces ouvrages en eux-mêmes ? Ce serait une grande et longue tâche. Les Élémens métaphysiques de la doctrine du Droit et les Élémens métaphysiques de la doctrine de la Vertu ne sont pas de ces écrits qui s’analysent d’un trait de plume. M. Barni a consacré plus de trois cents pages à les exposer, et nulle part il n’est trop long. Nous n’avons pas la prétention de refaire en quelques lignes un travail pareil. Kant, dans ces chefs-d’œuvre qui se complètent l’un l’autre, a donné une théorie universelle des droits et des devoirs de l’homme ; on y trouve la description des principes du monde moral tout entier, et, ce qui est plus sublime encore, la philosophie de ces principes. Depuis l’Éthique d’Aristote assurément la science des lois et de la destinée morales de l’humanité n’a pas produit de monument comparable.

À défaut d’une critique impossible ici, on nous permettra de présenter seulement une réflexion que la lecture de la traduction et des belles analyses des deux ouvrages de Kant nous a d’elle-même suggérée. C’est en 1796 et en 1797 que Kant mit au jour les deux traités dont l’ensemble forme le grand corps de science morale que M. Barni vient de traduire. La date de cette publication n’est rien moins qu’indifférente. Kant, ainsi qu’on l’a souvent remarqué, et comme nous le rappelions tout à l’heure nous-mêmes, a vécu exclusivement pour la philosophie, et le reste des choses de ce monde lui a toujours paru de si peu de conséquence, qu’en métaphysique pure, comme on sait, il avait fini par élever un doute extravagant en pratiqua, mais sublime, à le bien entendre, en théorie, sur la valeur de ce qu’on appelle dans l’école la réalité objective. La vie de Socrate ou celle de Spinoza sous ce rapport peuvent seules être comparées à la sienne. Cependant quelque reclus qu’un philosophe vive et quelque retiré qu’ait vécu Kant, il est une chose cependant dont le bruit pénétra, et de la manière la plus profonde, dans le silence de sa solitude ; ce bruit fut celui que fit en 1789 l’explosion de la société française. La révolution, en renversant un monde d’abus, mit, comme on sait, en question tout un monde aussi de principes, parmi lesquels les principes moraux tenaient la première place. Les petits écrits, la correspondance, les souvenirs intimes des dernières années de la vie du sage de Kœnigsberg témoignent de la manière la plus authentique que cette grande commotion sociale et le spectacle tour à tour magnifique et misérable qu’elle donna aux nations agirent fortement sur son âme. Kant y puisa une leçon qu’il a rendue comme personne dans ses œuvres :