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produire un effet remarquable, ou les voit charrier une énorme quantité de détritus qui occasionnent des ensablemens et des dépôts sur une échelle vraiment gigantesque. Ce phénomène a aussi pour résultat d’un côté l’accroissement fort appréciable de plusieurs points littoraux, de l’autre l’ensablement du lit de ces rivières, suivi d’un changement dans leur direction, parfois même de leur entière disparition. Il est facile d’apprécier de quelle importance est pour la connaissance de l’histoire et de la géographie anciennes de l’Asie-Mineure cette observation de la marche progressive et des révolutions de la nature. Une foule de témoignages nous apprennent qu’un grand nombre d’îles ont été englobées dans l’enceinte du continent, et que plusieurs rivières, réduites aujourd’hui à l’état de faibles ruisseaux, ont porté dans l’antiquité des flottes de guerre, et étaient encore navigables au moyen âge.

L’inégale répartition des cours d’eau sur la surface de la péninsule asiatique est aussi un fait important à noter. Toute la partie centrale, celle des grands plateaux de la Lycaonie, désignée chez les anciens par l’épithète de axylon ou déboisée, de la Galatie, de la Phrygie, dont une partie était qualifiée de catakekauméné ou brûlée, et de la Cappadoce, se déroule au loin en plaines arides complètement privées d’eau à l’époque des chaleurs estivales, et inhabitables pour l’homme dès qu’il leur retire l’appui de sa main fécondante. Les chroniqueurs des croisades, qui parlent pour la plupart en témoins oculaires du passage des Franks à travers l’Asie-Mineure, nous dépeignent les horribles souffrances auxquelles les chrétiens furent exposés dans l’Isaurie et la Pisidie, où, suivant Guillaume de Tyr, cinq cents personnes expirèrent en un jour dans les angoisses de la soif. Un historien arménien du XIIe siècle, Matthieu d’Édesse, nous retrace le tableau émouvant de la marche pénible de l’armée de Guillaume IX, comte de Poitou, dans ces lieux inhabités, égarée sur les pas perfides des guides que lui avait donnés l’empereur Alexis. « On leur fit parcourir, dit-il, pendant quinze jours des solitudes dépourvues d’eau, où rien ne s’offrait au regard que le désert dans toute son aridité, rien que les âpres rochers des montagnes. L’eau qu’ils trouvaient était blanchâtre, comme si l’on y avait dissous de la chaux, et salée. « Cette dernière circonstance du récit du chroniqueur arménien nous reporte dans la zone des lacs à l’eau saumâtre ou salée, qui s’étend des limites de la Phrygie jusque dans la Lycaonie. C’était en effet le chemin que suivaient les croisés ; dans la suite, l’expérience leur apprit à s’approvisionner d’eau potable pour faire cette traversa.

Il ressort de ces considérations sur le régime hydrographique de l’Asie-Mineure qu’elle manque tout à fait aujourd’hui de ces voies de communication fluviale qui aident si puissamment au commerce et à l’industrie, et que ce régime tend chaque jour à empirer par l’amas énorme des détritus que ses rivières roulent continuellement. Sous l’action de la nature abandonnée, sans direction et sans frein, à ses propres forces, cette accumulation peut considérée comme un mal devenu irrémédiable, lors même qu’à l’apathie et à la négligence des Turks se substituerait dans ces contrées l’activité des peuples de race européenne. Sous le rapport de son système fluvial, on voit que l’Asie-Mineure est assez mal partagée.

La région des plaines, formée d’une suite de bassins séparés par des