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des villages et des cités, et leurs ondes écorneront, comme celles des lacs de la Suisse et de l’Angleterre, sous les coups pressés de la roue des bateaux à vapeur. Néanmoins cette brillante perspective qu’entrevoit M. de Tchihatchef pour le pays qui a toutes ses prédilections n’apparaît encore au regard que dans un lointain bien obscur.

Les cours d’eau qui arrosent la péninsule sont soumis à des conditions hydrographiques qui ne se retrouvent nulle part ailleurs avec le même caractère de constance et de généralité : c’est d’abord leur peu de profondeur, qui est en moyenne de 2 à 3 mètres, et qui les rend tous plus ou moins impropres à la navigation, et ensuite les sinuosités extrêmement multipliées qu’ils décrivent, et qui pourraient leur faire appliquer à tous ce que le poète dit du Méandre :

Mæander sibimet refluit sæpe ohvius undis.


Leur développement réel, comparé avec celui des lignes droites qui séparent les sources des embouchures, présente une disproportion vraiment extraordinaire. Ainsi le Kizil-Irmak (l’Halys), qui débouche dans la Mer-Noire, a en ligne droite 52 lieues sur un parcours de 225, c’est-à-dire presque quintuple; le Sakaria (Sangarius), autre affluent du Pont-Euxin, a en ligne directe 53 lieues et une longueur effective de 146; le rapport est de 12 lieues sur 46 pour le Doloman-Tchaï (le Kalbis), qui a ses sources dans les parties élevées de la Lycie, de 60 sur 95 pour le Buyuk-Mendéré (le Méandre), dont le nom est devenu synonyme, comme on le sait, de tous les corps que l’art ou la nature recourbe en replis tortueux. Si plusieurs de ces cours d’eau peuvent, sous le rapport de leur développement, être mis en parallèle avec quelques-uns des fleuves de l’Europe, ils leur sont très inférieurs quant à leurs dimensions dans le sens de la largeur comme dans le sens vertical; mais ce contraste ne ressort nulle part d’une manière plus saillante qu’à l’égard de L’Angleterre, où les rivières roulent une masse liquide bien supérieure à celle qu’indique le chiffre moyen de la longueur des cours d’eau européens, et sont dans les meilleures conditions possibles de navigabilité.

Un autre caractère propre aux rivières de l’Asie-Mineure est l’élévation très considérable de leurs sources, qui produit entre leur point de départ et leur embouchure une différence de niveau très sensible. Cette élévation atteint le plus souvent jusqu’à 2,000 mètres. En France, la plupart de nos rivières descendent d’une hauteur ne dépassant point 900 mètres, et même bien au-dessous de ce chiffre. L’Adour est la seule dont la source soit à 1,931 mètres, et il n’y a que le Tarn (1,530 mètres) et l’Allier (1,423 mètres) qui se rapprochent de cette altitude. Il résulte des observations de M. de Tchihatchef, corroborées de celles d’un éminent géologue, M. Élie de Beaumont, que les pentes locales de 30 à 40 mètres sont assez communes dans l’Asie-Mineure, tandis qu’ailleurs elles sont loin de se répéter avec la même fréquence, et n’appartiennent guère qu’aux régions alpestres. Ce n’est que sur les limites extrêmes de leur embouchure que les rivières de la péninsule prennent le caractère d’un cours d’eau de steppe. La rapidité de leur courant, combinée avec la dimension restreinte de leur lit, contribue à