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par une étrange préoccupation : à leurs yeux, tout ce qui réussit doit être loué. Je ne partage pas leur avis, et ils ne doivent pas s’étonner que je n’en tienne aucun compte. Le succès de MM. Théodore Gudin et Horace Vernet est un fait que je n’entends pas contester; mais tous les faits, de quelque nature qu’ils soient, sont soumis à la discussion. On peut nier ou affirmer la légitimité du succès; on peut aller plus loin, sans trahir la cause de la vérité; on peut considérer les artistes applaudis, mais dont le talent n’a pas une valeur réelle, comme placés en dehors de la, discussion. Or il me semble que MM. Théodore Gudin et Horace Vernet sont précisément dans cette condition. Leur popularité n’établit pas leur supériorité. Ce qu’ils font depuis trente ans obtient l’approbation des marchands de tableaux, et les banquiers qui veulent décorer leurs salons les prennent de bonne foi pour les héritiers de Salvator Rosa et de Canaletto. Ne sera-t-il pas permis à ceux qui ont pris la peine d’étudier l’histoire de la peinture de protester contre ces louanges? La prétention des banquiers et des marchands de tableaux, si elle était admise, n’irait pas à moins qu’à supprimer toute discussion. Plus d’une fois d’ailleurs j’ai dit sans détour ce que je pense de MM. Gudin et Vernet, et ceux qui me reprochent aujourd’hui mon silence n’ont pas l’excuse de la curiosité. Quand M. Gudin nous aura donné une toile qui se puisse comparer à l’Eglise Sainte-Marie della Salute, que nous possédons au Louvre, je ne me ferai pas prier pour en parler, et la louange ne me coûtera rien. Quand M. Vernet voudra bien peindre une bataille autrement conçue que la Prise de la Smala, je ne serai pas le dernier à le vanter; mais tant qu’il n’aura pas renoncé à ses habitudes d’improvisation et d’escamotage, nous aurons le droit de ne pas le prendre plus au sérieux, dans les questions de peinture bien entendu, et de le traiter comme un très habile homme qui fait de bonnes affaires.

J’ai dû pour les écoles étrangères adopter le même parti que pour l’école française. J’apprendrais donc sans étonnement que la Belgique et la Hollande, l’Espagne et l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne, m’accusent d’avoir omis des noms d’une grande importance. Les argumens que je viens de produire s’appliquent à toutes les nations. S’ils sont vrais pour la France, ils sont vrais pour le reste de l’Europe. L’importance d’un peintre ou d’un statuaire ne se mesure pas au nombre de ses travaux, mais à l’élévation de la pensée, à la pureté de l’expression. Il se fait au-delà de la Manche des fortunes prodigieuses qui n’ont d’autre origine que le maniement du .pinceau, dont le chiffre étonnerait les spéculateurs les plus heureux, et cependant l’histoire n’aura jamais à s’occuper de ceux qui auront recueilli ces monceaux d’or. Ils achèteront des châteaux et des parcs,