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mère, les cousines s’étaient dépouillées des choses les plus nécessaires, et toutes s’étaient dépouillées avec joie. Et cependant quel sacrifice pour la tante Laurence de renoncer à la jouissance de cette fameuse commode disloquée, ornée d’un dessus de marbre griotte, et dont elle se faisait une si haute idée !

— Notre Marcel sera là comme un prince, disaient la tante et les cousines. Ces discours n’avaient rien d’exagéré chez des gens qui ne connaissaient rien de plus beau que la Pioline, et qui tenaient cette bicoque pour la plus magnifique, la plus somptueuse des résidences.

Le matin, à son lever, la tante se faisait porter dans la chambre de Marcel pour tout y mettre en ordre et surveiller le ménage ; on cirait le parquet sous ses yeux, et de ses mains elle fourbissait elle-même les cuivres des chenets et de la belle commode. Il fallait voir avec quel respect, quel orgueil elle époussetait les livres de son neveu Marcel, elle qui du temps de Sendric jetait à terre et poussait du pied les bouquins et les paperasses qui traînaient sur les tables. Puis, lorsque Marcel remontait à son cabinet de travail, tante Laurence roulait son fauteuil à l’entrée de l’escalier, et, se plaçant en sentinelle devant la porte, elle barrait le passage aux visiteurs importuns. C’était encore elle qui faisait la police dans la maison pour imposer silence aux tapageurs. Quelle belle occasion de quereller les chères amies et de gourmander le bruyant Damianet ! Elle criait à tue-tête qu’il fallait se taire ; on lui ripostait du même ton.

Dans tout le village, Marcel rencontrait autour de lui les mêmes amitiés ; ces moqueurs acharnés qui avaient persécuté si cruellement Sendric n’éprouvaient pour son fils que sympathie et bienveillance. Les dernières années du Mitamat avaient été très malheureuses ; vers la fin surtout, les hostilités, les malveillances populaires s’étaient changées en haines ; le Mitamat était exécré. Personne n’excita jamais au même degré que lui cette révolte, cette férocité du bon sens public bravé, irrité par l’entêtement d’un maniaque incorrigible. Ces violentes et légitimes préventions de la pratique, de la routine contre l’innovation qui n’a pas fait ses preuves de vie, ces antipathies, ces colères, il semblait prendre plaisir à les exaspérer encore par son obstination douce, calme, invincible. Aux champs, au moulin, aux ateliers, toutes les fois qu’il se trouvait en rapport avec des paysans et des ouvriers, il prenait leurs outils, et, les examinant en connaisseur, souvent il lui arrivait de dire : — Voilà qui fera du bon bois de chauffage, et tous ces bouts de fer retourneront à la forge ! — Oh ! oh ! les pauvres cultures ! — Quelles machines ! — Et d’autres propos sur ce ton. D’autres fois il se contentait de sourire, mais d’un sourire si méprisant qu’il mettait en fureur les plus pacifiques, et ce qu’on lui pardonnait le moins, c’était ce dédain si naïf, si naturel ; on ne