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perpétuel. Cette diatribe se terminait par une facétie d’avare : le bourrelier avait repris la plume pour léguer au Mitamat un petit écu de rente, à la condition expresse qu’il serait fait toutes les années des largesses d’avoine aux ânes du village, le jour de leur fête. Le testateur ajoutait plaisamment que cette fête n’était pas marquée au calendrier, mais que le Mitamat saurait bien la découvrir et la célébrer dignement avec ses pareils. Le Sendric s’empressa de porter ce pamphlet chez le notaire, et tous les projets de machines s’en allèrent à vau-l’eau.

A quelques années de là, il y eut une belle saison de garances et les vers-à-soie firent merveilles ; le Mitamat ne s’étant pas mêlé des ventes, la Damiane put payer toutes les dettes, et comme il lui restait encore quelque argent, elle mit un sac dans la main de son mari. Le bonhomme partit pour Avignon, avec son petit moulin bien entouré de mousseline au fond d’une layette garnie de coton doux. Lorsqu’il arriva dans les ateliers de construction, on lui montra une machine tout à fait semblable à la sienne, déjà en usage depuis six mois et dont on réparait les volans. — Ah ! je suis trahi ! — dit-il. C’était une rencontre malheureuse, voilà tout. Le Sendric n’en voulut rien croire, et n’écoutant plus que sa colère : — Espérit m’a trahi, dit-il, j’aurai son sang !

Comme le Sendric était de nature confiante et loyale, il ne fallut qu’un mot d’Espérit pour le faire revenir de ses injustes soupçons ; mais dans ce premier moment d’aveugle douleur, il aurait accusé la Damiane elle-même, si elle eût été seule dans le secret.

Il prit sa layette et la fracassa contre le mur, puis il l’écrasa dans ses mains avec le petit moulin. Il s’était blessé, et le sang coulait sur ces débris qu’il piétinait avec rage. C’étaient toutes ses illusions, toutes ses espérances qu’il foulait ainsi sous ses pieds, c’était sa vie même. Il traîna encore quelques années, mais à dater de ce jour ce fut un homme fini ; il avait reçu le grand coup.

Le Mitamat s’en retourna au pays, la mort dans l’âme. Il se préparait une grande fête à la boulangerie pour célébrer la prise du brevet. Dans la matinée, on avait convoqué la famille et les amis ; la longue table était dressée au milieu de la cuisine comme pour un jour de Noël. Les convives arrivaient en habit de dimanche, Espérit venait les recevoir et leur donnait une savante explication du ventaire. Personne ne doutait du succès. Qui aurait résisté quand la tante Laurence elle-même s’était laissée séduire ? Au départ du Sendric, la tante avait été mise dans le secret, on l’avait consultée, on avait écouté ses objections, elle avait tenu dans ses mains le petit moulin et l’avait soumis à toute sorte d’expériences ; elle avait vanné des millets, des cendres, du tabac, des fleurs sèches, des sciures de