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— La chance nous revient, se disait-il ; ce soir comme notre Sendrique sera surprise ! Tout va au mieux. J’ai bonne idée pour aujourd’hui, et ce ne sera pas long ; quand on a la veine, on peut enlever les plus forts marchés en moins d’une heure, en un tour de foire ! — Comme toujours, ce tour de foire durait jusqu’à la nuit, et le Mitamat s’engageait dans les spéculations les plus malencontreuses. Il est juste de dire que très souvent il n’y avait pas à l’accuser d’imprévoyance ou de maladresse ; la fatalité s’en mêlait. S’il cédait ses cocons aux prix courans, on pouvait être certain que le lendemain il y aurait une hausse inespérée ; s’il attendait, les soies descendaient, descendaient au-delà de toutes prévisions. De même pour les blés, pour les safrans, les vins, les garances : achats ou ventes, il n’arrivait jamais à l’heure propice.

Le malheur voulut que ce guignon fût interrompu de temps à autre par quelques succès sans importance. Mieux eût valu une suite de revers continus : à la longue peut-être se serait-il découragé et corrigé ; mais parfois il lui survenait de maigres aubaines, et c’était assez pour l’enhardir. La fortune, qui se jouait de lui, semblait lui ménager à point de rares faveurs afin qu’il osât davantage ; sur ces hasards heureux, il greffait de nouvelles illusions vivaces, il se jetait dans les grandes entreprises et s’y aventurait sans hésiter. Au retour de ces belles équipées, il abordait la Damiane d’un air triomphant : « Eh bien ! notre Sendrique, quelle affaire ! de l’or en barre ! Que dis-tu de cette surprise ? » Il racontait alors ses exploits de la journée et s’animait à ce récit : « Ah ! quelle affaire ! un coup du ciel, ton pesant d’or ! Cette fois j’ai trouvé la pie au nid, et l’on ne répétera plus que j’ai un sort. Nous voilà sauvés ; mais vous ne dites rien, bonne Damiane, qu’avez-vous donc ? » Et, la voyant toute consternée, il perdait contenance ; il la regardait de son œil doux et vague, et disait piteusement : — C’était pourtant une bien belle occasion, je n’ai pas cru mal faire.

La Damiane retenait ses larmes et lui parlait des enfans, de leur avenir. — Mais c’est pour eux, tous ces commerces ! s’écriait-il ; moi, je n’ai besoin de rien ; je vis de rien, et pour vous autres je me tirerais volontiers le sang des veines. Suis-je un homme de cabaret ? Ai-je fait parler de moi depuis que nous sommes établis ? De ma vie ai-je regardé une autre femme que toi ? M’a-t-on jamais vu les cartes à la main ? Pourquoi donc ce malheur qui nous poursuit ? Il faut qu’on ait jeté un sort dans notre maison ; nous avons un sort… Ah ! mes pauvres amis, il n’y a que mes mécaniques pour vous tirer d’affaire. Il y a là une fortune. Quand nous pourrons les monter, ce sera un beau jour.

Le Sendric avait en projet toutes sortes d’engins : pièges à loups,