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raconter à nouveau toutes les fois qu’elles venaient étendre ou laver leur lessive ; et lorsqu’elles s’apprêtaient à charger leurs cinq grandes corbeilles de linge, les battoirs s’arrêtaient, l’on criait de tous côtés : — Il ferait bon d’avoir un âne, l’âne du Mitamat, l’âne du Mitamat ! L’aînée des cousines ripostait par des quolibets, pendant que ses deux sœurs s’agenouillaient comme elle pour recevoir le fardeau sur la tête ; elles se relevaient en dansant, les poings sur les hanches ; puis, prenant aux anses les deux autres corbeilles, les balançant par bravade, elles partaient d’un pied léger et couraient sur les gazons, le long des fossés, jusqu’à la Calade. Elles avaient disparu, qu’on entendait encore leurs rires éclatans et les voix perçantes des lavandières se répétant en échos le refrain : l’âne du Mitamat, l’âne du Mitamat !

Le Mitamat garda toute sa vie le goût des trocs et des négoces ; il aimait à rôder dans les foires et les marchés, et si depuis sa mésaventure de 1827 il n’achetait plus des ânes de Bohême, ses profits n’en étaient pas plus clairs. A la longue, il était pourtant devenu très entendu pour l’estime du bétail et des denrées, et Marins Tirart assurait qu’il s’était souvent bien trouvé d’avoir pris l’avis du Sendric avant de faire pacte avec les maquignons ; seulement il arrivait toujours que ces habiles spéculations du Mitamat péchaient en quelque point ; il n’y manquait que l’opportunité. Ainsi il achetait des chevaux en santé et jeunesse, de bonne race, aux meilleures conditions ; mais il se trouvait que c’était juste au moment où les fourrages étaient hors de prix. D’autres fois il vendait sa feuille de mûrier très cher, mais sans calculer qu’il faudrait bientôt en racheter à plus haut prix pour nourrir les vers à soie que la Damiane élevait dans ses greniers.

Lorsque le Sendric faisait son tour de ville, un sac d’argent sous la veste, on pouvait être sûr qu’il ne rentrerait pas au logis sans avoir rempli sa charrette : vieilles ferrailles, literies, vaisselles, chaudronneries, batteries de cuisine, taillanderies, charronnages, tout lui était bon ; il ramassait de tout chez les revendeurs d’antiquailles. — Il faut, disait-il, qu’une bonne maison soit meublée à plein et fortement outillée, avec du rechange. Je veux qu’à ma mort mes enfans trouvent leur affaire au grand complet.

Loin d’acheter au hasard, il se montrait fin connaisseur ; aux ventes après décès, s’il se trouvait quelques pièces de valeur enfouies sous les monceaux de débris et de vieilleries, c’était le Sendric qui les découvrait le premier, avant tous les brocanteurs, et c’était lui qui enlevait à vil prix ces lots dédaignés par les plus avisés. — Des marchés d’or ! disait-il à son retour en vidant la charrette ; il y a de ces occasions qui ne reviennent jamais, il ne faut pas les laisser