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se prolongent en échos jusqu’au fond de la cuisine. Quand soufflait ce vent des cloches, on voyait Marcel se dresser et relever la tête, comme un jeune cheval au bruit du canon. — Voici le temps d’orage, disait alors la tante Laurence en se tournant vers la mère de Marcel, notre Marcel sent le vent. Regardez, la Damiane, quel fort courage ! Voyez donc briller ses yeux, et comme il fend son bois ! Qui croirait qu’il peut ainsi charger nos sacs et les faire sauter sur l’épaule ? Allez, je sens bien qu’il se force ; la bonne volonté n’y est que trop, il est dur au travail, notre Marcel, il y va comme un massacre, mais à son âge on ne se refait pas à notre métier quand on est resté si longtemps dans les villes, sur les livres. Il aura beau se tuer d’ouvrage, jamais il ne vaudra ses grands-pères, ni comme fournier ni comme bûcheron. Depuis des trois cents ans, nous étions les meilleurs fourniers du Comtat et les plus anciens. À mon sentiment, vous n’auriez pas dû rappeler Marcel, puisqu’il n’en avait plus que pour quelques années dans ses écoles, et d’ici là vous auriez pu patienter encore, comme vous l’avez fait depuis la mort de votre Sendric ; ou bien mieux eût valu ne jamais l’y envoyer, dans ces villes, et pour tant d’années ! Encore une idée de son pauvre père, avec ses mécaniques ! Le brave cher homme, Dieu ait son âme !

Et dès que la Damiane s’était éloignée, la tante reprenait : — J’y ai perdu mes yeux à pleurer tous leurs malheurs. Ah ! la mathématique, la mécanique ! Mitamat, Mitamat ! ce père Sendric nous a fait bien du mal !

Les bonnes femmes qui venaient voisiner chez la tante Laurence haussaient les épaules et répondaient à l’unisson : Mitamat, Mitamat !

Ce surnom de Mitamat (moitié-fou) avait été donné au père de Marcel en 1827, à l’occasion d’un singulier marché dont on parle encore à Seyanne. Un jour de foire, on l’avait rencontré, entre Modène et Saint-Pierre de Vassols, tout gaillard et réjoui, campé fièrement sur une bête rétive harnachée à l’espagnole et d’apparence bizarre. Jamais on ne vit la pareille sur le terroir de Seyanne. C’était un âne que le Sendric avait acheté à des bohémiens, mais un âne sans oreilles, et dont la queue touffue traînait jusqu’à terre, un âne blanc et noir, zébré à la croupe ainsi qu’aux jambes, le corps et le poitrail mouchetés de taches fauves. En passant la rivière, ce bel âne avait déteint, les peaux rapportées s’étaient décollées, laissant à nu les brûlures, les raies de feu, les escarres, et l’échine, et les côtes trouées, crevassées, rembourrées d’étoupes.

Depuis 1827, les commères du pays vivaient sur cette histoire de l’âne peint et rapiécé (l’aze pinta et petassa). On en donnait le récit plaisant toutes les fois que le nom du Mitamat était prononcé. Au pré, aux fontaines, à la rivière, les cousines de Marcel l’entendaient