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nez au vent, frais et fleuri, tout pimpant et sémillant. — Ah ! cher ami, dit-il en trottinant autour de Lucien, votre présence nous comble de bonheur. Il avait préparé un petit compliment de circonstance qu’il récita tout d’une haleine. Lucien ne savait que répondre ; tous les convives s’étaient rapprochés de lui et lui adressaient avec insistance mille questions oiseuses. — Il faut en finir ! se dit Lucien, et comme on le pressait de nouveau sur ses voyages, il leur raconta une Angleterre de fantaisie, où les plus excentriques des trois royaumes ne se seraient pas reconnus ; puis, par les Indes arrivant en pleine Allemagne, il leur donna brusquement un grand discours de philosophie germanique, à ravir de joie les plus fins connaisseurs. Le notaire, qui voulait se montrer entendu, hasarda quelques objections ridicules ; alors Lucien, emporté par ses instincts moqueurs, s’avisa de prendre M. Dulimbert pour arbitre.

— Vous êtes mille fois trop poli, dit le contrôleur, c’est bien aimable à vous de me choisir ainsi pour juger ces débats ; je vous sais un gré infini de cette gracieuseté, mais je dois vous avouer qu’il y a très longtemps que je n’ai revu ces matières. Du reste mon opinion est de tout point conforme à la vôtre, et je crois même me rappeler que vous êtes en parfait accord de vues et de sentimens avec mon pauvre ami La Jonquière. Quel homme ! Ses connaissances étaient universelles, comme les vôtres, monsieur Lucien. Ah ! quelle noblesse ! quel cœur ! quelle distinction ! Je sais de lui une histoire ravissante.

Ce contre-amiral La Jonquière était un dîneur très célèbre, dont M. Dulimbert savait tous les bons mots ; depuis dix ans, M. Dulimbert obtenait de grands succès en répétant ses propos de table en société. — C’était en 1827, reprit le contrôleur, au temps des truffes ; devinez ce qu’il me dit ?…

Lucien se tenait à quatre pour garder son sérieux. — Entendons-nous bien, dit-il, pas de réticences. Permettez-moi de vous rappeler à la question. Quelle est votre opinion sur les lois de Manon ?

— Dame, dit M. Dulimbert, j’incline de votre côté, votre opinion me paraît… mais je ne vous dissimulerai pas que mes connaissances roulent spécialement sur la mythologie. Je possède à fond mon Demoustiers.

Lucien, s’amusant à prolonger l’embarras du contrôleur, reprit bravement son discours. Jamais si grands mots n’avaient résonné à la Pioline, sous ces jujubiers où viennent bourdonner les abeilles. Marius émerveillé contemplait son neveu et le montrait au lieutenant ; aux bons endroits du discours, il soufflait, sifflait, clignait des yeux d’une certaine façon enthousiaste ; du pied, du genou, du coude, il poussait à chaque instant son voisin d’un mouvement plus vif, marquant ainsi la progression des belles périodes à la tudesque ; ses