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cristaux, des rideaux et des couvertures de lit à fleurs est un trait délicat du caractère batave ; l’art s’assied à côté de la misère près du foyer domestique, qu’il éclaire d’un rayon consolant. Il y a d’ailleurs tant de paix dans ces intérieurs modestes, tant d’ignorance des besoins que développe la civilisation, tant d’insouciance des richesses et du luxe, qu’on aimerait à y vivre, si l’on pouvait oublier son siècle. La misère n’est point, comme le croyaient certains utopistes nourris à l’école de Jean-Jacques Rousseau, une conséquence de la société : c’est au contraire une annexe de l’état barbare, un fait primitif contre lequel l’état social est appelé à réagir incessamment. Les insulaires de Marken sont restés, par suite de leur isolement, à l’origine des choses ; mais comme dans l’île tout le monde est pauvre ou peu s’en faut, on ne s’aperçoit guère de la pauvreté. Chemin faisant, on nous montra la maison d’un riche capitaliste qui mettait ses fonds dans le commerce : cette maison était tout simplement une cabane. Lorsque nous visitâmes l’île de Marken, les femmes étaient occupées à faire leurs foins. Les hommes ne se mêlent point de cette besogne : ils se contentent de diriger leurs flibots sur la mer et de manier leurs filets. La récolte était conduite par des barques sur de petits canaux qui se relient à un canal central appelé grand canal de l’île. De temps en temps, on franchissait des ponts ou ce qu’on appelle ainsi, c’est-à-dire des planches qu’on tourne et sur lesquelles les habitans marchent pour traverser des ruisseaux immobiles. Les foins, réunis près du port, étaient chargés dans une espèce d’embarcation qu’on nomme petit bateau de Marken, Marker-binnenscluitjes, et dont le modèle n’existe point ailleurs. Le sol de l’île est une argile très féconde : il produit, outre le foin, des joncs qui croissent en grande quantité et qu’on exporte. Ces diverses récoltes donnent par an 10,000 florins. Les pâturages proprement dits servent à la nourriture des bestiaux. Il existe à Marken cinq paysans ; les Hollandais donnent le nom de paysan (boer) moins à l’homme qui façonne la terre qu’à celui qui élève des troupeaux. On compte dans l’île 22 vaches et environ 300 moutons ; nous n’y avons pas vu de chevaux. La plupart des eaux de puits étant saumâtres, les habitans n’ont pour abreuver les bêtes à cornes-que l’eau pluviale, celle qu’ils boivent eux-mêmes. On a calculé que sur ces mêmes terres on pourrait nourrir 3,000 moutons, ce qui produirait pour les pauvres insulaires un bénéfice considérable ; mais la crainte des inondations a empêché jusqu’ici le développement de cette industrie[1].

Les habitans de l’île de Marken en sont encore au premier âge en

  1. Les inondations sont moins fréquentes depuis cinquante ans que dans le dernier siècle, où la digue était moins haute. On se demande alors pourquoi on ne relèverait pas davantage encore, afin de préserver entièrement l’île ; mais les hommes de l’art prétendent que le sol ne supporterait pas un fardeau plus considérable.