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d’encourager les Turcs ou de couvrir Constantinople. Toutes ces illusions échelonnées ont été successivement emportées par les événemens; mais il ne m’est pas prouvé que l’Angleterre n’en ait point partagé quelques-unes. Confiante dans sa force et dans sa fortune, elle s’est imaginé qu’un effort d’un moment, que le bruit de son nom, que l’aspect de son pavillon uni au nôtre, que tout au plus un hardi coup de main suffirait au triomphe de sa politique. Telles sont du moins les promesses que la presse a faites à la nation, et je ne sais si la nation n’en pas été dupe un instant. Mais le gouvernement devait-il l’être une seule minute, et ne pas savoir et dire dès le premier jour de quoi il s’agissait? C’était un grand parti que d’envoyer une armée en Orient : je suis loin de le blâmer; mais il importait à l’Angleterre de ne pas se dissimuler combien c’était un grand parti, et par conséquent de calculer, en le prenant, et le moment du départ, et le but à atteindre, et les moyens d’opérer. Aller en Crimée n’était nullement une folie, à condition d’y aller à temps, de savoir ce qu’on y allait faire, de s’assurer qu’on le pouvait faire, et d’être prêt à doubler en cas de revers les forces de l’expédition. Ce dernier point, nous n’avons pas en France besoin qu’on nous le rappelle; mais on peut douter que le gouvernement anglais, que le peuple anglais eût assez réfléchi à cette vérité d’expérience élémentaire, qu’on ne doit jamais mettre une armée en campagne sans être en mesure de la remplacer peut-être avant la fin de la première année. Tandis que la France est par situation toujours prête à faire face à cette nécessité éventuelle, c’est pour l’Angleterre un difficile effort, quelque chose de nouveau et d’inaccoutumé. Par sa constitution militaire, lorsqu’elle a risqué cinquante mille hommes, elle a risqué son armée. Je crois donc très digne d’attention l’avis de ceux qui voulaient qu’en engageant avec l’armée française un corps auxiliaire de dix ou douze mille combattans, afin de constater l’union des deux drapeaux, elle réservât toutes ses ressources pour la coopération maritime. Sur l’élément où elle domine, elle peut sans peine suffire à dix ans de guerre, et l’Europe conjurée ne l’épuiserait pas. En quoi serait-elle atteinte dans son honneur ou diminuée dans sa force, quand elle aurait reconnu qu’elle n’a pas au même degré que les puissances continentales les moyens de guerroyer sur le continent, qu’elle n’est pas matériellement une puissance militaire de premier ordre? La faiblesse serait de l’ignorer et d’agir en conséquence; la faiblesse serait, en l’apprenant, de se désoler puérilement, et de sacrifier d’autres avantages plus précieux, de vouloir changer en quelque sorte sa nature et sa destinée, pour se donner artificiellement un genre de force dont on n’a pas besoin. Que dirait-on de l’Autriche, si elle croyait tout perdu, parce qu’elle s’apercevrait qu’elle ne peut égaler la puissance