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modèle, et un dictionnaire espagnol-allemand d’une précision lumineuse ; enfin tandis que des pièces de Calderon et de Lope sont traduites ou commentées avec intelligence dans des recueils ou dans les chaires publiques, voici roi livre qui secondera efficacement ces sympathies croissantes du pays de Goethe pour le pays de Cervantes. Sous ce titre modeste, Manuel de Ia Littérature espagnole, M. Ludwig Lemcke vient de publier à Leipzig les deux premiers volumes d’un ouvrage qui sera tout à la fois une histoire et un tableau des lettres en Espagne depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours. C’est une histoire, car la vie et le développement des siècles, la biographie des hommes éminens en qui se personnifie le génie littéraire de la péninsule, tout cela est exposé avec méthode dans une série de notices très substantielles, et en même temps c’est tout un tableau, un tableau vivant et animé, puisque l’historien s’effaçant laisse la parole aux écrivains, qu’il se contente d’introduire sur la scène. M. Wackernagel et M. Henri Kurz avaient déjà présenté d’après ce plan l’histoire littéraire de l’Allemagne, et, leurs publications occupent une place honorable à côté des histoires de Gervinus et d’Hillebrand ; M. Lemcke réussira de même : auprès de l’histoire un peu vieillie, mais intéressante encore de Bouterweck, à côté de l’histoire si complète, si détaillée, trop détaillée peut-être, du patient Ticknor, auprès des monographies de don Agustin Duran, de Marti nez de la Rosa, de don Alberto Lista, de José Quintana, l’ouvrage de M. Lemcke s’est fait sa place et saura la garder.

M. Lemcke a cherché à être utile, sans renoncer jamais à la gravité de la science. En de telles publications, ce qui importe avant tout, c’est le choix des spécimens qu’on met en usage. Il faut certes une connaissance approfondie d’une littérature pour extraire ainsi de l’œuvre d’un écrivain les pages les plus propres à faire apprécier sa pensée et son style. M. Lemcke me semble avoir compris et exécuté sa tâche avec une rare habileté. L’introduction, excellent résume des origines littéraires de l’Espagne, atteste déjà une science très sûre ; l’ouvrage tout entier nous montre cette science en action.

La publication de M. Lemcke se divise en trois parties, la première consacrée à la prose, la seconde à la poésie, la troisième à la littérature dramatique. Le premier volume s’ouvre avec les Siete partidas d’Alphonse le Savant et nous conduit de tableaux en tableaux jusqu’aux écrits récens de l’historien Toreno, de l’humoriste Larra, de l’ardent publiciste Donoso Cortez, ou du noble vieillard qui a été le biographe des plus illustres enfans de l’Espagne, don Manuel José Quintana. Après les naïves prescriptions d’Alphonse le Savant sur les devoirs du souverain {qual deve el rey ser comunalmente a todos Ion de su seńoria), après des pages bien choisies de la Cronica general de Espańa, l’infant don Juan. Manuel se présente à nous avec quelques-uns des plus charmans récits que le sage Patronio ait faits au comte Lucanor. Ces deux princes, l’oncle et le neveu, Alphonse le Savant et don Juan Manuel, président noblement la famille des prosateurs espagnols. Le premier appartient au XIIIe siècle, le second a illustré le XIVe, et de l’un à l’autre on voit déjà le progrès qu’a accompli l’idiome. Quelle grâce, quelle netteté, quel mélange de chevalerie vaillante et de bon sens politique dans les moralités de Patronio ! Il y a tel de ces récits qui atteste un contem-