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longues, si longues, qu’elles raclaient la terre quand il enfourchait la Cadette, Espérit ne ressemblait en rien au beau, à l’aimable, à l’élégant Lucien ; mais Perdigal, en vrai paysan, n’admirait que les brillantes santés, les joues pleines et rubicondes.

M. Cazalis avait déjà traîné une dame-jeanne de muscat sur la terrasse ; le maire Tirart était dans la joie ; il courait dans les groupes avec le lieutenant, le verre et la bouteille aux mains, criant, chantant, versant à boire. Au milieu de ces amitiés expansives, Lucien essayait de faire bonne contenance, il se prêtait de son mieux à ces ovations, mais sa gêne était extrême. Après onze ans d’absence, il se trouvait tout à fait dépaysé à Lamanosc ; de ces camarades d’école, il n’en reconnaissait aucun ; leur accueil bruyant le déconcertait tout autant que les façons de l’oncle, les questions du notaire, les rires de Corbin aîné et la politesse surannée du contrôleur. A chaque instant, il semblait être blessé, froissé, et d’autant plus vivement qu’il paraissait d’un caractère fier et réservé.

A l’extrémité de la terrasse, Mlle  Sabine ramenait ses pigeons et ses pintades en leur jetant du grain ; Lucien se trouva rapproché d’elle par les poussées de la foule. C’était surtout en présence de Mlle  Sabine qu’il souffrait de cette familiarité des mœurs provençales, des allures de l’oncle Tirart, des surnoms donnés par les camarades et principalement de l’horrible diminutif de Tchitchois, qui revenait avec insistance dans toutes leurs formules d’amitié.

Ce fut bien pis, lorsque le sergent Tistet fit aligner tous les tragédiens l’arme au bras et qu’Espérit, s’avançant à leur tête, vint d’un grand sérieux proposer le rôle de Marc-Antoine à Lucien

— Espérit a bien parlé, dit le maire ; allons, cadet ! un beau discours aux amis. Monte sur la table. Vive le roi !

Lucien refusa d’une façon qui trahissait tout son déplaisir. Ce mouvement d’impatience blessa l’instinct méfiant des paysans.

— On ne te forcera pas, dit Espérit ; ici nous sommes tous libres ; tu ne parais pas content, et si nous t’ennuyons, il faut le dire. Es-tu fâché qu’on t’appelle cadet, Tchitchois, comme à l’école ? Il paraît que ton nom de François ne te va plus. Va pour Lucien ; toi, appelle-moi toujours comme tu voudras : Jean de la lune, roi des almanachs, l’avocat des chats, le marquis des Saffras, tu peux choisir ; à l’heure d’aujourd’hui, je ne sais plus combien j’ai de surnoms, et tous les jours il en pousse de nouveaux, comme le chiendent dans les bonnes terres. Tu ne dis rien, tu fais le fier, le Franciot, tant pis pour toi ; tu reviendrais du bout du monde que tu nous retrouverais toujours les mêmes ; salut, salut. A Lamanosc, nous sommes en république, tous pareils ; c’était ainsi quand nous étions terre du pape, ce sera