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obligeance ? Il appartenait à une génération qui a aimé la tragédie avec une ardeur, un enthousiasme dont nous ne pouvons plus aujourd’hui nous faire une idée. La proposition d’Espérit ranimait en lui la vieille passion toujours vivace ; M. Cazalis se sentait renaître, toute se jeunesse se réveillait. Il fit à peine quelques objections pour la forme, et séance tenante il fut convenu qu’on se mettrait à l’œuvre au plus tôt.

— Allons, allons ! dit le lieutenant en congédiant Espérit, tout cela s’arrangera ; mais surtout que ma sœur Blandine n’en sache rien : c’est une femme terrible, elle trouverait mille raisons absurdes pour nous détourner. Amène-moi ton escouade dans la semaine et que je les mette au pas ; une fois que vous serez installés, ma sœur n’y pourra plus rien ; nous aurons pour nous les faits accomplis, comme on dit dans les gazettes. Va au plus vite, je prends cela sur moi ; d’ici-là, qu’elle ignore tout ; si elle s’en doute, nous sommes perdus. N’oublie pas que c’est à une heure que Mlle Blandine sort tous les jours pour aller donner ses consultations. Quand une fois elle a bourré ses poches de fioles, d’onguens, d’herbes sèches et de petites boîtes, rien au monde ne pourrait la retenir à la Pioline, et pour qu’elle rentre, il faut que le tout soit vidé, les paniers comme les poches. Allons, allons, tout ira bien ; maintenant prends ton sac et tes quilles, et va voir si je suis à Lamanosc.

La Cadette eut bientôt franchi la distance qui sépare la Pioline des Saffras. En approchant du château des Saffras, l’ânesse se mit à braire gaiement et partit au trot. Espérit leva la tête ; une fumée légère montait en spirale derrière les cyprès de la tuilerie, et le portail était ouvert à deux battans. Espérit sauta dans le fossé, courut jusqu’à la petite porte et déterra la clé, cachée sous les pierres.

— C’est bien ma clé, dit-il, et c’est bien ici le château des Saffras ; voilà la première fois que je ferme de tous côtés, et ma porte est ouverte ! Il y a du nouveau. Voyons la niche.

La niche était vide, la chienne Flore jappait joyeusement dans la cuisine. Du fond de la cour, Espérit l’aperçut accroupie devant le foyer, la queue en l’air, le museau dans les cendres ; derrière la Flore, la Cadette, déjà installée à la grande table, buvant au broc et mangeant les salades ; dans la cheminée un jeune paysan, les pieds à la crémaillère, caressant la Flore et séchant ses guêtres à la flamme claire des genêts. C’était l’ami d’Espérit, le, fils du boulanger de la commune de Seyanne, Marcel Sendric, qui revenait au pays après une absence de quatre années.

— Voilà César, dit Espérit en sautant au cou de Marcel ; comment es-tu là ? depuis quand de retour ?

— À Seyanne depuis ce matin, dit.Marcel, aux Saffras depuis