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rivière, assez irrité ; son bâton sifflait dans sa main et faisait voler les fleurs de mauve et les tiges bleues des jusquiames.

— Ah ! c’est un sort, disait-il, les gens qui ont de l’esprit ne veulent pas me donner un coup de main pour le bien de la commune. Eh bien ! je ramasserai les mendians sur les routes, et j’en ferai des consuls et des dictateurs ! On verra jouer les bêtes et les infirmes. Oui, Bélésis le muet, Bélésis le manchot sera sénateur ; Cabantoux le fadad, la bête du bon Dieu, comme vous l’appelez, sera Brutus ou Cassius, et toi-même, Espérit le fêlé, le timbré, Espérit de la lune, Espérit des cigales, tu seras Marc-Antoine ou Jules César. Oui, cette tragédie marchera, et vous l’applaudirez, ou j’y perdrai mon nom !

Le pâtre Cabantoux accepta les yeux fermés ; il prit de confiance le rôle qui lui était offert, sans se douter en rien de ce que pouvait être Brutus. Bélésis le muet suivit son camarade Cabantoux, et dans la soirée la Mort de César fut mise à l’étude au château des Saffras. Bélésis n’était pas muet de naissance : à l’âge de six ans, il était tombé d’un toit en servant les maçons ; dans cette chute, il s’était brisé le poignet et fracassé les mâchoires. C’était un petit homme grêle, chétif, nerveux, toujours malade et toujours gai, d’une imagination très active, d’une vivacité d’écureuil. Cabantoux et Bélésis étaient la risée du village, Cabantoux pour sa lourdeur, Bélésis pour sa pétulance. Boiteux, défiguré, déjeté, Bélésis aimait passionnément la danse ; il s’y montrait fort agile. Au bal comme dans la rue, l’animation, l’impatience de tous ses mouvemens excitaient les moqueries des plaisans de Lamanosc, qui ne voyaient que le grotesque de cette gentillesse naturelle retenue captive dans un corps infirme.

Cabantoux était berger, Bélésis tournait la roue chez les cordiers. Tous les jours, à la nuit tombante, le manchot et le fadad se rencontraient à l’étable du maire Tirart, et partaient de là, bras dessus, bras dessous, pour la tuilerie, où les attendait Espérit. À leur arrivée, le terrailler mettait la barre au portail, les deux amis se faisaient une place au milieu des copeaux amoncelés sous l’auvent du hangar, Bélésis à plat-ventre, Cabantoux sur son séant, dans un trou ; Espérit montait sur l’établi, et d’une voix perçante déclamait les vers de Voltaire. Bélésis prenait un grand intérêt à cette lecture ; lorsqu’un passage le frappait, il lui arrivait souvent d’être saisi d’une envie folle de parler qui se trahissait par des gestes et des cris saccadés. Cabantoux se tenait dans sa niche de copeaux, raide, immobile comme une statue. Les mains collées sur les genoux, l’œil fixe, L’oreille dressée, il écoutait avidement les récitations d’Espérit, sans parvenir à comprendre une seule tirade. Quand on l’interrogeait, il soufflait bruyamment, suait à grosses gouttes, fermait les poings, balançait la tête et restait court. Sa bonne volonté était à toute