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À la base des rochers où s’adosse cette maison s’étendent en longueur des bancs de sable durci qu’on appelle dans le pays des saffras. Le pic et le ciseau jouent à l’aise dans ces roches sablonneuses, mêlées de cailloutis ; Espérit y creusa d’abord des caves, puis des serres, puis des escaliers. D’année en année, la maison s’étendit ainsi de tous côtés, par voûtes, terrasses, galeries et cabanons. Espéril creusait, creusait toujours, et poussait devant lui son terrier, à droite, à gauche, en haut, en bas, niches sur niches, jardinets sur jardinets. Au plus haut de ces constructions s’élevait une sorte de tourelle en bois, à balustres crénelés, où grinçaient des girouettes et des horloges à vent ; sur un pivot tournait un ange en métal creux, portant à l’écusson un Saint-Cloud et sonnant de la trompette quand la bise se levait. Cette bicoque était connue dans le pays sous le nom de château des Saffras ; de là le titre de marquis des Saffras qu’on donnait souvent à Espérit.

Il avait établi son laboratoire sous un auvent, dans une cour intérieure du château, où le public n’était jamais admis. Depuis quinze ans s’entassaient dans ce hangar les ressorts, les rouages, les instrumens, les ferrailles qu’il achetait de toutes mains. C’est là qu’il poursuivait en secret ses inventions et surtout son grand œuvre : la fabrication d’un orgue et la construction d’un monument en terre cuite. Il s’était creusé une fosse dans son jardin, et ce monument était destiné à lui servir de tombeau. Il devait représenter Espérit étendu sur un lit d’herbages, une croix sur la poitrine, un chien sommeillant à ses pieds. Quand l’idée lui vint d’élever ce tombeau, au retour d’un voyage qu’il fit à Avignon, il essaya d’abord de le sculpter au couteau, en pierre tendre de Saint-Didier ; ces sculptures étaient horribles. En observant des enfans qui faisaient leur portrait sur la neige, il imagina de s’étendre tout nu, face contre terre, sur une couche de glaise préparée, et de couler du plâtre dans ces empreintes. Il n’obtint d’abord que des moulages informes d’un art barbare qui rappelait les dieux mexicains. Après mille essais, il arriva enfin à modeler un personnage en argile qu’il se proposait d’enduire d’un beau vernis vert qu’il avait inventé. Au four, les armatures prirent feu et firent tout éclater. Le monument en était là, lorsqu’Espérit se résolut à faire jouer la Mort de César. Il avait bien d’autres projets en tête pour lui et pour la commune, mais il les ajournait sagement, l’orgue même et le tombeau étaient négligés depuis qu’il avait conçu son grand dessein de tragédie ; il fallait, avant tout, que la Mort de César fût représentée à Lamanosc.

— Ça ne prend pas, ça ne prend pas, répétait Espérit ; je n’ai pas trouvé le bon biais. Quand je leur parle de la belle comédie de Montalric, ils me disent tous : — A Montalric, c’est différent. — Et à Monteux, à Saint-Didier, à Beaume-de-Venise, au Thor, à Vedènes ?