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Espérit, qui savait un peu de français, leur servait de guide. Les premiers jours, ces étrangers trouvaient tout ravissant, le portail, les tours, les rues tortueuses jonchées de buis, le torrent, les fondrières du chemin, non par grand amour des champs et du village, mais par caprice de nouveauté, de contrastes. On les voyait dispersés çà et là, dessinant les broches du rempart, l’arche du pont, le clocher, ou se poursuivant, s’appelant avec des cris de surprise à la vue d’une baraque vermoulue, d’une fleur, d’une herbe, d’une couleuvre, comme des enfans qui auraient découvert l’île de Robinson. Les demoiselles couraient les champs et revenaient en se couronnant de lavandes et de romarins. On faisait de grandes expéditions dans la montagne, et chemin faisant les étrangers reprenaient leurs longues discussions sur le pittoresque, la nature et l’art, les bois, les eaux, les neiges, les paysages et les couchers de soleil. Tout en conduisant les ânesses, Espérit ne perdait pas un mot de ces discours ; il en retenait le plus possible, même sans bien comprendre ; souvent le sens d’un mot, d’une phrase lui échappait, mais il prenait la phrase à la volée telle qu’elle lui arrivait, et il la fixait dans un coin de sa mémoire, comme il eût fait d’une phrase latine ; elle restait des années entières inerte et sans vie, puis tout à coup ressuscitait et livrait passage à l’idée captive. — C’est singulier, disait-il plus tard lorsqu’il essaya d’analyser ses impressions ; il paraît que c’est comme la garance : à ces idées, il leur faut bien rester deux ou trois ans en terre ; si la graine est bonne, ça sortira toujours.

Au bout de quinze jours, il arriva que les belles dames n’admiraient plus rien et s’ennuyaient à mourir. Espérit ne s’en inquiétait guère ; de tous leurs discours, il avait retiré grand profit. Un monde inconnu lui apparaissait ; son esprit avait reçu le choc, il le sentait ouvert et dégagé et comme mis en mouvement dans un courant de lumière. La journée finie, il s’en allait le long des prés, méditant et rêvant, le nez aux étoiles, ruminant ses rêveries, cherchant et comparant, pensant à tout ce qu’il avait entendu, — phrases de livres et singeries dans la bouche de ces citadins, mais pour Espérit idées neuves et vives, provoquant un travail original, libre et sincère, raisons nouvelles d’aimer le pays, et de s’attacher encore par mille liens plus étroits à cette chère patrie de Lamanosc, — semences de rêverie pour des années entières, rêverie ordonnée, ravivée sans cesse, maintenue dans ses vraies limites par la grande piété d’Espérit, pouvant s’étendre sans péril sur ce fonds de mœurs pures qui lui servait en quelque sorte de support.

Cabautoux le pâtre ou quelque vieux paysan l’accompagnait dans ses courses du dimanche qui se prolongeaient très avant dans la nuit : un profond sentiment éclatait par momens sous leurs discours