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des couleurs voyantes, des histoires fabuleuses et de la liqueur d’absinthe. Triadou, autrefois si sobre, ne quittait plus la Mule d’or ; il se costumait, fumait à la turque et portait une calotte rouge ; rien n’était comique comme son obstination à parer français, et quel français ! Si l’on s’avisait de sourire aux récits de Robin, qui avait tué tous les lions du désert : — C’est vrai, disait Triadou d’un air féroce, le poing levé : — et son témoignage était d’un grand poids, car il était un fort tueur de loups, et, quoique chasseur, ne mentait jamais.

Le caporal Robin monta sur une table et s’assit les jambes croisées. Il se fit expliquer longuement la querelle, puis il décida avec la gravité d’un juge en séance qu’il n’y avait pas insulte, quoiqu’Espérit eût poussé la plaisanterie trop loin, que les choses devaient en rester là, et qu’il n’y avait plus qu’à boire à la ronde aux frais d’Espérit. Tous les habitués de la Mule d’or ratifièrent la sentence du caporal, et l’affaire s’arrangea, sans plaies ni bosses, le verre à la main. Après boire, Robin leva sa chibouque et donna l’ordre à Triadou d’embrasser Espérit. On se quitta donc bons amis, mais il ne fallait plus songer à venir parler tragédie à la Mule d’or.

Au Grand Alexandre, Espérit fut accueilli par les mêmes quolibets qui l’avaient déjà assailli dans toutes les auberges du village ; mais d’un mot Cayolis, le maréchal-ferrant, arrêta les rieurs :

— Il n’y a pas à se moquer, dit-il ; une tragédie, c’est une pièce de théâtre, comme qui dirait une comédie.

— Je suis sauvé, pensa Espérit, Cayolis s’en mêle.

Dominique Cayolis était un bel esprit très écouté à Lamanosc, habile d’ailleurs et connaissant bien les bêtes, en santé comme en maladie. Il avait fait son tour de France jusqu’à Lyon, par Toulon et Bordeaux, et s’était établi depuis peu dans la commune comme maréchal-ferrant. Son influence était grande, et rien n’avait encore altéré le prestige que lui donnaient ses longs voyages. Espérit lui destinait le rôle de Jules César.

— C’est une pièce de théâtre, dit Cayolis, mais rien au monde n’est beau comme la Muette de Portici. Je l’ai vu jouer à Toulouse ; écoutez un peu le grand air de Masaniello.

On se pressa autour du beau Cayolis, qui se mit à chanter en appuyant sa main sur son cœur. Il fut très applaudi. — Maintenant, dit-il, attaquons le trio ; Espérit, fais la basse. — On chanta le trio, puis le quatuor, puis le sextuor, puis les chœurs, si bien que le concert dura jusqu’à la nuit. Impossible de dire un mot de la tragédie.

Il ne restait plus qu’à visiter le Café d’Apollon. Cette auberge est fréquentée par les bourgeois de la commune, qui ne sont pas assez nombreux pour former un cercle ; on y rencontre encore quelques