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Espérit n’avait pas prévu cette objection. Il n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque le curé lui dit en riant :

— Prends courage ; je ne veux pas te chercher une mauvaise querelle d’Allemand. Je ne vois pas de femmes au tableau des personnages, et rien ne t’oblige à copier la gravure.

— Vous consentez donc, dit Espérit.

— Je ne l’ai jamais dit.

— Vous vous y opposez ? Et cette tragédie qui a été jouée en 1745 par des religieuses dans le couvent de Beaune ! et moi qui vous ménageais une surprise pour votre jeudi-saint !

— Quelle surprise ?

— C’est mon affaire. Ne pouvez-vous pas vous fier à moi ? Et les reposoirs de l’année dernière ! et les jardins dans l’église ! les jets-d’eau, les allées sablées, le lac, les fontaines, les grottes, la montagne de fleurs derrière l’autel ! avait-on jamais rien vu de pareil à Lamanosc ? Tout cela n’est rien à côté de ce que nous aurons cette année : procurez-vous le plan de Jérusalem et de l’Olivette, ainsi que la description de tous les costumes du temps ; je ne vous en dis pas davantage. Et que diriez-vous encore si, pour la Noël, vous voyiez entrer tout à coup à la crèche de votre église des bergers en vestes bleues et roses, suivis de leurs moutons blancs comme neige et chantant du Saboly[1], avec des galoubets et des tambourins, comme à Aix en Provence ? Et penser que vous me refusez cette tragédie, qui serait pour le bien de la commune ! Sans vous, tout serait décidé.

— Reviens dans huit jours, dit le curé ; nous verrons, nous verrons. Espérit mit en avant un argument décisif qu’il tenait en réserve.

— Je n’ai pas grande confiance, dit le curé ; mais enfin c’est ton idée. Tu me réponds de tout. Et le maire ?

— Il y consent. Il n’y a pas une heure que nous étions à causer de cette tragédie.

— As-tu son permis ?

— J’ai sa parole ; les papiers sont pour les coquins.

— Allons, agis comme tu l’entendras ; tu fais de moi ce que tu veux. C’est votre idée, marchez ; je ne suis pas le maire après tout.


V.

Espérit s’attendait à une résistance plus vive de la part du curé. Ce succès inespéré lui donna beaucoup d’assurance, et le lendemain dimanche il s’en alla résolument dans les cabarets de Lamanosc pour lever une bande de tragédiens. Depuis longtemps, il avait fait son

  1. Poète provençal, connu par ses noëls.