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maisons piaffaient et hennissaient des mules, des chevaux, des ânesses. Les tragédiens furent très goûtés, on les rappela à diverses reprises, el il leur fallut jouer deux fois le troisième acte. La joie des spectateurs était au comble ; presque tous applaudissaient avec frénésie, d’autres se contentaient d’admirer avec un étonnement profond. Parmi ces derniers, au milieu de ce groupe de silencieux enthousiastes, il y avait un homme de la montagne, potier-terrailler de son état, du nom d’Espérit, — Elzéar-Siffrein-Véran Espérit, citoyen de Lamanosc. Tant que les acteurs furent en scène, Espérit se tint sur son banc immobile et roide, l’oreille dressée, l’œil éveillé. C’était la première tragédie qu’il entendait de sa vie. La mise en scène, l’intérêt du drame, la solennité des vers le charmaient ; il ne se lassait pas d’écouter ces longues périodes retentissantes ; il en attrapait à la volée quelques fragmens qu’il fixait dans sa mémoire, qu’il agençait entre eux tant bien que mal. Toutes sortes de songeries venaient se mêler à ces impressions si vives, et tout cela se confondant avec de grands efforts d’attention et de curiosité, il en résultait un travail intérieur très compliqué.

À la tombée du rideau, lorsque les farandoles se mirent en danse, Espérit se réveilla en sursaut comme au sortir d’un rêve. Au milieu des mille rumeurs de la fête, il se sentait tout étourdi, ahuri, saisi d’un grand désir de solitude ; il aurait voulu se trouver transporté bien loin dans la montagne, au fond des bois. Partout des rires, des chants, des musiques. Sur la place, c’étaient les fanfares de la commune qui reconduisaient en triomphe les vainqueurs de la lutte et des courses, entourés de porteurs de torches ; au bord de la rivière, sous les platanes, les orchestres des bals rivaux ; çà et là, dans les rues, les tambourins et les galoubets venus de Provence, qui donnaient des aubades en l’honneur des tragédiens. Les cloches carillonnaient, les voitures couraient à grand bruit sur la route, les enfans lançaient des pétards et des fusées dans les jambes des chevaux.

Espérit courut à l’écurie pour seller son ânesse et partir au plus vite, car il était déjà nuit. Avec ses entr’actes et ses reprises, la tragédie avait bien duré quatre heures. La Cadette avait épuisé depuis longtemps sa provision de fourrage, elle ruminait tête basse devant une crèche vide. A ses côtés, deux grands ânes noirs dévoraient fièrement une belle râtelée de foin. — Ah ! l’avaricieux, dit la femme qui tenait l’écurie, voilà des heures que sa bête lit la gazette ! Il a apporté une poignée de paille pour la nourrir toute la journée, vous verrez qu’il aura le cœur de partir sans lui donner seulement du son !

La Cadette regardait avec des yeux d’envie les boisseaux de provende que cette femme portait suspendus à ses deux bras, et pour exciter les désirs de l’ânesse, la femme rapprochait ses picotins à