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nécessairement se bronzer comme celui d’un soldat vieilli dans les combats.

Tout l’intérêt du roman est dans ces scènes de la vie des villes manufacturières. L’idée de mistress Gaskell a été de montrer que cette barbarie extérieure qui règne dans le nord et cette dureté que personne ne songe à combattre, parce que tout le monde y est habitué, disparaîtraient bien vite, si, par un procédé quelconque, on pouvait introduire dans le nord un peu plus de la civilisation du sud. Le représentant du sud est ici Marguerite Hale, qui, par sa seule influence féminine, suffit à apaiser bien des haines et à guérir bien des douleurs. L’emblème de cette union désirable est représenté comme dans les contes de fées par un mariage, le mariage de Marguerite, la fille de la civilisation aristocratique du sud, avec M. Thornton, le type accompli des manufacturiers du nord. Sans trop chicaner mistress Gaskell sur ce que cette donnée a d’un peu sentimental et de trop féminin, nous reconnaîtrons qu’elle est traitée avec un singulier bonheur. L’amour de M. Thornton pour Marguerite Hale est le nœud du roman, le lien qui sert à rattacher les uns aux autres tous les épisodes de la vie du nord, véritable but et principal intérêt du livre. Les répugnances de Marguerite pour cette dure vie des villes manufacturières cèdent peu à peu devant l’admiration qu’elle éprouve pour le caractère solide, orgueilleux et froid de M. Thornton, qui a tant de ressemblance avec le sien propre. Quoiqu’elle n’éprouve d’abord que de l’éloignement pour sa personne, elle est comme fascinée d’étonnement, et quand elle compare ce caractère à celui des élégans cavaliers du sud, si polis et si galans, à celui d’Henri Lennox le barrister, par exemple, dont elle a repoussé les avances; quand elle compare leur savoir-vivre gracieux, mais entaché d’égoïsme, aux manières rudes, mais franches, de M. Thornton, elle ne peut s’empêcher de s’avouer intérieurement que tout l’avantage reste à l’homme du nord. Peu à peu les incidens viennent se charger de lui révéler la vraie nature des sentimens qu’elle éprouve. Elle a déjà repoussé une fois les propositions de mariage que lui avait faites M. Thornton; elle se croyait bien sûre de son cœur, et pourtant d’où vient qu’après avoir refusé, elle sent en elle s’élever comme un vague remords? Elle n’a cependant jamais aimé M. Thornton; comment pourrait-elle l’aimer? elle n’a jamais eu pour lui qu’une grande estime. Hélas! l’amour a plus d’une manière de s’insinuer dans le cœur. L’estime n’est pas généralement le mobile de l’amour, et pour peu surtout que cet amour soit romanesque et passionné, pour peu qu’il s’éveille chez des êtres jeunes et sans expérience de la vie, chez des êtres qui n’ont jamais souffert, on peut être sûr que ce sentiment sévère et froid n’aura rien à