Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la pourpre et au lin éclatant. Peut-être êtes-vous une de ces personnes. D’autres travaillent et suent toute leur vie, et les chiens eux-mêmes ne sont pas compatissans de notre temps comme du temps de Lazare. Pourtant, si dans l’autre monde vous me demandez de venir rafraîchir votre langue avec le bout de mon doigt, je traverserai le grand abime pour aller à vous, en pensant à ce que vous avez été pour moi ici-bas.

« — Bessy, vous avez la fièvre, je le sens à votre pouls aussi bien qu’à vos paroles, il importera peu au grand jour que quelques-uns d’entre nous aient été mendians ici-bas et d’autres riches. Nous ne serons pas jugés d’après cette différence misérable, mais selon la foi que nous aurons eue dans le Christ.

« — Vous auriez été mise hors de vous-même aussi bien que moi, si vous les aviez vus l’un après l’autre venir demander mon père, et me racontant leur histoire. Quelques-uns parlaient de haines mortelles, et faisaient frissonner mon sang avec les terribles choses qu’ils disaient contre les maîtres mais la plupart, qui étaient des femmes, gémissaient si tristement, si tristement!... Les larmes leur coulaient continuellement le long des joues sans qu’elles daignassent les essuyer, que cela fendait le cœur de les entendre se plaindre de la cherté des vivres, et de ce que leurs enfans ne pouvaient fermer l’œil toutes les nuits grâce à la faim.

« — Je vous demande pardon, répondit humblement Bessy. Quelquefois, en pensant à ma vie et au peu de plaisir que j’y ai eu, je me suis figuré que peut-être j’étais un de ces êtres condamnés à mourir par la chute d’une étoile: « Et le nom de cette étoile était Absinthe, et la troisième partie des eaux devint de l’absinthe, et les hommes moururent pour avoir bu de ces eaux, qui étaient devenues amères. » On supporte mieux le malheur et le chagrin, lorsqu’on pense qu’ils ont été annoncés pour vous longtemps auparavant. Quelquefois il me semble que mes chagrins m’ont été envoyés pour l’accomplissement des prophéties, autrement ils ne m’ont été envoyés pour rien.

« — Non, Bessy, dit Marguerite, Dieu ne nous afflige pas volontairement. Ne vous occupez pas autant des prophéties, mais lisez les parties les plus claires de la Bible.

« — Je crois que ce serait plus sage; mais où pourrais-je trouver d’aussi grandes paroles de promesse, entendre parler de quelque chose d’aussi différent de ce terrible monde que dans l’Apocalypse? Plus d’une fois je me suis répété les versets du septième chapitre, rien que pour le son. C’est aussi beau qu’un orgue. Non, je ne puis me décider à abandonner l’Apocalypse. Ce livre me donne plus de consolations qu’aucun autre dans la Bible. »


Ces conversations, que nous avons extraites çà et là du roman de Mme Gaskell, marquent le mysticisme que presque sans exception l’auteur prête à la partie féminine des populations manufacturières, un mysticisme fiévreux tel qu’il peut sortir d’âmes lassées par la souffrance, de corps brisés et languissans, de cerveaux qui sont comme étourdis de l’éternel tapage des machines. Un doux vertige se produit, des visions chimériques se succèdent; la souffrance et la misère