Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aperçu dans l’ordre des travaux historiques le plus de résultats nouveaux.

L’ouvrage récemment publié par la pieuse amitié de l’héritière des papiers de M. Fauriel est la meilleure preuve de cet honorable oubli de soi-même, de ce parfait désintéressement scientifique, qui caractérisaient l’illustre professeur. Dans aucune branche d’étude, M. Fauriel n’a été plus créateur que dans tout ce qui tient aux origines des littératures romanes et en particulier de la littérature italienne. C’était là le point central de ses recherches, celui auquel presque toutes ses études aboutissaient. L’importance et la vraie physionomie de Dante, à la fois le créateur et le dernier terme de la littérature italienne, il l’a d’abord aperçue. Or sur tous ces points, où il fut si éminemment inventeur, il a l’air de venir le dernier, et son livre, plein d’idées neuves il y a vingt ans, se présente devant nous comme un écho du mouvement qu’il a créé. Les lacunes mêmes et les imperfections qui s’y remarquent sont reflet de la libéralité de l’auteur. M. Fauriel prêtait ses manuscrits avec la plus grande facilité ; ni les abus par lesquels sa confiance fut trop souvent payée, ni les représentations de ses amis ne purent jamais vaincre sur ce point ses habitudes généreuses, il s’en est suivi qu’après la mort de l’auteur quelques-unes des parties les plus importantes de son œuvre manquaient : les appels adressés aux détenteurs de ces travaux sont restés sans effet. Il était dans la destinée de M. Fauriel de servir aux progrès de la science aux dépens de sa propre renommée ; la joie de poursuivre le vrai et de le découvrir lui suffisait.

Et pourtant ces deux volumes, tout incomplets et surannés qu’ils peuvent paraître, n’en restent pas moins d’un très grand prix. Sur une foule de points, l’exposition de M. Fauriel n’a été ni dépassée, ni même égalée. Les développemens relatifs à la formation des langues romanes et aux lois générales qui président dans la famille indo-européenne à la formation des idiomes dérivés n’ont jamais été mieux exposés. Après les progrès accomplis depuis vingt ans en linguistique, ces pages demeurent éclatantes de vérité. Là encore M. Fauriel se montre au premier rang, sinon des inventeurs, du moins de ceux qui naturalisèrent en France et appliquèrent avec sagacité les grandes méthodes découvertes en Allemagne. Le goût et le sentiment des origines le dirigeaient dans tous ses travaux, et lui faisaient deviner les nuances les plus délicates dans les sujets les plus divers. Qu’il se soit trompé parfois, que dans cet océan de l’histoire littéraire, où l’on ne trouve, le vrai qu’à la condition d’être entièrement dégagé de préventions nationales et provinciales, il ait parfois obéi à certains partis pris, faut-il s’en étonner ? On ne crée qu’avec l’amour, et, si j’ose le dire, avec la passion ; on ne jette les fondemens d’une étude qu’en tranchant bien des points sur lesquels la critique est loin d’avoir dit son dernier mot. Il est toujours facile, en reprenant par l’analyse et le détail l’œuvre des maîtres, d’y montrer des inexactitudes, des vues anticipées, des conjectures moins heureuses que d’autres ; mais cela même est un hommage, et la plus belle récompense du vrai chercheur est d’avoir su produire un mouvement d’études par suite duquel il est dépassé. ernest renan.

Séparateur

V. de Mars.