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d’autres tiennent à des circonstances entièrement imprévues, au travail des idées, au déplacement des intérêts, à l’avènement de peuples nouveaux. Il est de ces peuples qui, à peine entrés sur la scène, inquiètent déjà, tant leur ambition parait immense, et tant l’activité qu’ils mettent au service de cette ambition est énergique aussi bien que supérieure à tous les scrupules. Ainsi sont les États-Unis : ils naissaient hier, il y a moins d’un siècle ; ils sont aujourd’hui une puissance redoutable qui pèse dans la balance des destinées politiques, de même qu’elle compte dans l’échelle de la sociabilité humaine par l’originalité de son existence et de ses mœurs, devenues l’attrait des voyageurs du vieux monde. M. Ampère a le goût des excursions ; sans compter l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, il est allé au nord et au sud, dans la Scandinavie et en Espagne, en Grèce et à Constantinople, en Égypte et en Nubie ; il a pesé dans ses mains cette poussière de l’histoire aux lieux mêmes d’où la vie semble s’être retirée. Il a voulu à son tour voir ce que c’est qu’une civilisation naissante, un peuple qui grandit pour ainsi dire sous le regard. De là ce voyage qu’on connaît ici, et auquel l’auteur a donné le nom de Promenade en Amérique : œuvre d’un esprit exact et ingénieux, érudit et élégant, ami des choses anciennes et curieux aussi de toutes les choses nouvelles. M. Ampère n’a pas parcouru seulement les états de l’Union ; son excursion s’étend au Canada, où survit avec une fidélité touchante l’amour de la France, — au Mexique, toujours bouleversé par ses dissensions, — à Cuba, l’île opulente endormie au sein de l’Océan : c’est-à-dire que l’auteur a visité les États-Unis et les contrées que ceux-ci considèrent comme les annexes de leur empire. Du même regard, il a soudé le foyer de cette puissance et suivi le vol de son ambition. Le mérite du voyage de M. Ampère est de multiplier sous une forme élégante et rapide des traits d’observation qui conduisent à tous les problèmes de l’existence américaine. L’auteur n’oublie point la littérature ; elle existe en effet aux États-Unis, elle est représentée par des poètes comme Bryant ou Longfellow, par des philosophes comme Channing ou Emerson, par des historiens tels que M. Prescott, et des orateurs élégans comme M. Everett. Il y a cependant une poésie, bien autrement saisissante, et que M. Ampère lui-même indique : c’est celle de la forêt Vierge qui tombe sous la hache de l’émigrant, des populations qui s’agglomèrent et se pressent, des villes qui s’élèvent à vue d’œil. Voyez Chicago, la ville bâtie aux confins des prairies. Il y a vingt ans, la forêt primitive couvrait ce sol ; il y a quatre ans, Chicago, sortie du désert, comptait trente-cinq mille âmes, elle en compte plus de soixante mille aujourd’hui. Voyez encore, aux bords de l’Ontario, cette ville que M. Ampère voit presque naître, Ogdensburg. Tout se forme, tout est inachevé ; dans des rues larges et longues, des ballots de marchandises se mêlent à des troncs d’arbres renversés, débris de la forêt qui vient d’être abattue. L’inculte et le sauvage se retrouvent auprès des raffinemens de la civilisation. N’est-ce point une sorte d’image de la vie américaine ? Le secret de cet enfantement permanent, c’est le travail, et c’est ce qui fait la différence entre la démocratie américaine et ce qu’on appelle de ce nom dans le vieux monde. En Europe, il semble que la démocratie se réduise à revendiquer tous les droits sans rien faire, sans pratiquer aucun devoir. En Amérique,