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grandes difficultés. Partout on se défie de la solvabilité d’une famille qui paie un modeste loyer de trente livres sterling par an. La population manufacturière, sombre, affairée, vous coudoie sans ménagement dans les rues. Les ouvriers ne donnent à personne le titre de gentleman, tutoient presque leurs maîtres et les désignent brutalement par leur nom. Leurs plaisanteries, leurs quolibets et leurs rires exceptionnels sont aussi sauvages que leur mauvaise humeur habituelle, et plus d’une fois, en passant près d’eux, Marguerite a pu s’entendre adresser quelque compliment grossier dans le genre de celui-ci : une belle fille, ma foi ! je voudrais bien qu’elle fût ma maîtresse! Bref, cette corruption particulière aux populations industrielles, inconnue avant elles, règne et domine à Milton. Cette corruption inventée par l’industrie, et l’un de ses plus remarquables produits, se compose de trois choses : d’une insolence que rien ne peut corriger, d’une haine profonde, vivace et inextinguible contre les personnes riches, et d’un respect odieux, servile et bas pour leurs richesses. Tout en haïssant les riches, le peuple les respecte parce qu’ils sont riches. Plus un homme possède d’argent et de biens, plus il est estimable et haïssable à la fois à ses yeux. Il règle sa conduite envers les personnes selon les dépenses qu’il leur voit faire, les apparences même de la richesse lui imposent. Tel est l’aimable esprit qui règne parmi le peuple des grandes villes modernes et des grands centres manufacturiers, esprit qui est, selon nous, le dernier terme d’une corruption incorrigible et incurable, car elle se complique d’imbécillité et indique que les instincts naturels sont non-seulement pervertis, mais amoindris, et que la nature de ce peuple est, si nous pouvons employer ce mot, aussi avachie que la nature des plus stupides sybarites dont il peut envier le sort.

N’allons pas trop loin cependant; ces populations contiennent plus d’un élément de force et d’énergie. Les maîtres de ces populations, les supérieurs de cette société odieuse à tous ceux qui tiennent par des liens étroits à l’ancienne civilisation, ce sont les manufacturiers, race dure, implacable et sagace, bourgeois semi-héroïques, toujours en guerre avec des élémens aussi formidables que ceux qui peuvent assaillir le soldat sur le champ de bataille ou le marin sur l’océan, en lutte constante avec des flots d’ouvriers souffrans et irrités, avec la banqueroute et la ruine, avec la concurrence étrangère; hommes de génie à leur manière, et qui élèvent la science des affaires à la hauteur d’une métaphysique, hommes positifs et pratiques dans la conduite de la vie, sans illusion et sans faiblesse, exerçant leur domination sans tendresse, mais aussi (point capital et qui marque un progrès accompli sur l’ancienne société) sans orgueil tyrannique. Il n’est personne qui n’ait été humilié et ne