Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


V.

Il ne faut pas croire pourtant que lady Jessing, malgré l’irrésistible élan qui l’avait entraînée vers Fœdieski, eût subitement oublié la mémoire de William, la douleur de lord Wormset, toutes les tristesses sacrées de sa vie. Non, l’amour qui l’unit à Régis fut obligé de se faire mélancolique, discret, plein de délicatesses et de réserves, de porter le deuil de lady Jessing en un mot. Cela, par instant, irritait un peu le hussard, puis il pensait qu’il était trop heureux encore d’avoir arraché si promptement un aveu à la plus charmante femme de la Grande-Bretagne, et il prenait en patience la contrainte qu’on imposait à sa passion ; mais parfois quelques rayons du soleil d’automne, un ciel plein de souffles provocateurs, les habitudes de son âme, les débris de sa jeunesse le pressaient de donner à sa tendresse quelque chose de plus ardent, de moins voilé, de plus court vêtu. Kerven, qui devait avoir un rôle important dans cette histoire, hâta ce qui sans lui d’ailleurs serait arrivé fatalement.

Il y avait alors dans le port de Kamiesch une frégate appelée l’Aurore, navire plein de coquetterie, bien digne de ce joli nom. Cette frégate, qui du reste a, comme la Belle-Poule, plus d’une page brillante dans nos annales maritimes, était commandée par un Breton, M. du Quério. Ce brave officier, un peu cousin et fort ami de Kerven, était à juste titre très fier de son bâtiment. Or il arriva que Kerven, qui allait de temps en temps chez lord Wormset, fit devant lui et lady Jessing un éloge pompeux de l’Aurore. Arabelle, sans trop songer à ses paroles, dit qu’elle serait ravie de visiter un bâtiment français. Aussitôt galanterie emportée de Kerven au nom de M. du Quério ; il supplie que l’on prenne un jour pour rendre visite à la frégate. Le jour est pris : c’était l’avant-veille du combat de Balaclava.

Le soleil du 23 octobre 1854 avait une douceur tiède et pénétrante à jeter la langueur dans le sein d’une vierge derrière les grilles d’un couvent. On gagna Kamiesch en suivant les bords de la mer ; on s’arrêta un instant sur le promontoire où l’on prétend que s’est passée la mystérieuse histoire d’Iphigénie. Des vents légers couraient seuls sur ces rivages, forçant ceux qu’ils rencontraient à s’épanouir sous ces caresses que les brises adressent moitié à l’âme, moitié aux sens. À Kamiesch, M. du Quério, que l’on avait fait prévenir, avait envoyé sa chaloupe. Lady Jessing prit place dans le bateau, avant lord Wormset à sa droite, Kerven à sa gauche, et Fœdieski en face d’elle, qui usait, suivant l’expression de son ami, ses yeux à la contempler. En quelques instans, on atteignit l’Aurore. Le commandant attendait ses hôtes. Il leur fit les honneurs d’un pont