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suis maître d’un bonheur qu’aucun homme, aucune chose, aucun être visible ou invisible ne peut plus m’ôter.

Ce sont là blasphèmes que le ciel excuse, je veux le croire, j’en suis certain, mais dont il se venge cependant. Lord Wormset parut en ce moment. Ce bon seigneur était encore à cette époque où les maris, les pères, les tuteurs, sont charmans pour les amoureux. Par une singulière volonté du destin, ces sortes de gens sont pleins de bonté pour l’amour naissant. Ils sourient à son bégaiement, encouragent ses premiers pas, se plaisent à ses premiers jeux ; puis, quand l’enfant dont seuls, parmi tout ce qui les environnait, ils ignoraient l’origine, méconnaissaient la nature, grandit et devient cet être inexplicable, tantôt faible comme la chair dont nous sommes faits, tantôt puissant comme le souffle de Dieu, qui pour arriver à ses désirs est plus âpre que la menace ou plus doux que la prière, ils sont irrités, désespérés, — en un mot, dirait Kerven, bien complètement insupportables.

Lord Wormset en était donc encore à la bonne période. Sa présence ne gêna point les deux amans. Pour quelques heures, ils n’avaient plus rien à se dire. Tandis qu’ils touchaient la terre, leurs âmes s’enlaçaient silencieusement dans le ciel. L’aimable Anglais exprima en termes exquis l’impression que le monastère lui faisait éprouver. Où ses compagnons ne sentaient que l’immense mystère dont étaient remplis leurs propres cœurs, il saisissait mille charmes secrets, mille attraits subtils qu’il décrivait avec grâce. Peu à peu lady Jessing et Fœdieski, sur qui cette voix harmonieuse agissait comme la musique sur des âmes engagées dans les liens dorés des songes, revinrent aux réalités de la vie, sans voir disparaître toutefois la lumière de leur cher idéal. C’était une délicieuse journée d’automne. La Chersonèse n’est pas étrangère à la Grèce. Si elle a plu surtout aux divinités irritées, les divinités souriantes s’y sont arrêtées aussi. — Quelle joie, dit tout bas Régis à sa compagne, quelle joie j’ai trouvée ici ! Il y a des heures qui ne devraient pas s’envoler ; elles partent cependant, mais entre les mains qui les retiennent elles laissent leurs voiles. Les tissus magiques arrachés aux heures lumineuses, ce sont les souvenirs. Plus tard, quand nous pressons contre nos cœurs ces témoignages ardens, ces gages indestructibles d’un bonheur qui n’est plus, ils l’inondent d’un parfum que l’on adore et qui tue.

Tout cela est peut-être d’un goût un peu slave, mais Fœdieski le disait : s’il n’y a pas de feu sans fumée, il n’y a pas d’éclair sans nuage, et puisqu’ils plaisaient d’ailleurs, ses discours avaient raison.