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point perdu de temps pour devenir amoureux. N’est-ce pas qu’elle est belle, qu’elle est touchante, et que je l’avais merveilleusement jugée ? Je suis sûr que tu as tout de suite trouvé le moyen de jeter jusqu’au fond de son cœur quelques-unes de ces paroles à mèche enflammée, comme les obus qui éclatent une heure après avoir été lancées. Veux-tu que je te raconte d’avance tout ton roman ? Tu vas être le héros d’une chose nouvelle, mais complétement dans ta nature, d’une housarderie mystique. Hier tu as dû faire entendre à la dame que tu étais un vrai magasin de poudre, de sorte qu’aujourd’hui, par un mouvement irrésistible, elle va approcher la flamme de toi. Vous allez vous dire, si vous ne vous l’êtes pas encore dit, que vous vous connaissiez déjà, que vous ne vous rencontrez pas, que vous vous retrouvez. Ce point de départ est excellent. Puis tu lui parleras des rêves de la tente, tu possèdes parfaitement ce sujet, de l’attrait du danger, tu manies également bien cette matière. Elle sera pensive, elle se taira, et dans ce silence tu continueras traîtreusement à cheminer. Ce soir, elle saura parfaitement que tu l’aimes ; demain, tu le lui diras peut-être franchement. Elle te suppliera sans doute de te taire, mais la première étape sera franchie. Après-demain, tu lui arracheras quelque demi-aveu dont tu feras sur-le-champ un aveu entier. Alors ce sera convenu, vous vous aimerez. Restera donc uniquement la manière dont s’exprimera ce subit, cet invincible amour. Là recommenceront les soupirs, les silences, les mots ardens et rapides ou les grandes phrases voilées sur toutes les choses de la terre et du ciel. Heureux ceux qui ont le don de la galanterie nuageuse ! car, tandis que les âmes se promènent dans les étoiles, les corps livrés à eux-mêmes, libres et gais comme des enfans que leurs pédans ne surveillent plus, s’abandonnent à toutes leurs fantaisies. Spectre de Jessing, qui sait l’ornement que dans quelques jours tu porteras sous ton linceul !

Régis avait bien envie de se fâcher, mais à ses débuts l’amour est bavard ; puis comment s’envelopper dans la réserve vis-à-vis d’un compagnon de tente ? Quelle existence amènera l’expansion, si ce n’est celle des camps ? Donc, après avoir brièvement réprimandé son ami, Fœdieski lui raconta longuement sa soirée de la veille. Il lui dit combien elle était belle et de quelle beauté ; il lui parla de l’air d’Esterlof, de ses impressions en écoutant ces mélodies, des paroles qu’il avait jetées dans l’oreille de la divine musicienne. Il commenta chacun des mots qu’il avait recueillis, des regards qu’il avait étudiés. Il pensait bien qu’il commettait une profanation en faisant pénétrer dans ses rêveries la plus étourdie de toutes les âmes ; mais après tout, pensait-il, est-ce bien à Kerven que je m’adresse plutôt qu’à la toile transparente de ma tente, à ces brins d’herbe qui se balancent au pied de mon lit ? — En attendant, c’était une chose fâcheuse pour