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cette action mon héros était placé. Il était à table entre sa tente et ses chevaux, à une des extrémités de ce plateau sillonné par tant de boulets et d’obus, qui sera désormais un lieu sacré. Son escadron était campé près de Balaclava. Cet étrange village, qui, entre la double majesté des montagnes et de la mer, a tant de pittoresque éclat, lui montrait, dans un soleil couchant, son port peuplé de mâts, regorgeant d’existence guerrière, et ses vieilles tours génoises, où ne logent plus que des fantômes et des oiseaux. Le temps avait encore à cette époque une merveilleuse douceur ; la nature en ses atours d’automne était d’une adorable mélancolie. Il y avait longtemps que Régis ne s’était senti l’âme aussi agréablement affectée ; son regard tantôt se perdait dans les lointains horizons, errant avec délices sur les grands spectacles que lui donnaient les destinées, et tantôt se fixait sur ses chevaux. Beaucoup de gens ignorent quel plaisir on éprouve à voir ses chevaux manger, bâiller, aspirer l’air, dresser des oreilles inquiètes, gonfler des narines frémissantes, ou regarder paisiblement autour d’eux avec des yeux qui font rêver d’âmes prisonnières et résignées. On devine bien que Régis n’était pas seulement occupé du ciel, des champs et des bêtes ; ces apparitions, qui le remplissaient de remords choyés comme d’aimables hôtes, se dressaient aussi dans ses rêveries. Enfin, pour que son bonheur fût complet, tout en songeant, il buvait et causait avec un capitaine en second qui mérite qu’on ne le livre pas à l’oubli. Qu’une ombre poétique le lui pardonne, le vicomte Ange-René de Kerven était un Breton gai, jovial, complètement étranger au langage des cloches et des vents. Ami des plaisirs faciles, des tendresses enjouées, René quelquefois cependant revendiquait son privilège de mélancolie bretonne ; c’était quand il lui arrivait de rencontrer quelques-unes de ces femmes qui veulent à toute force exécuter sur un air langoureux les premiers pas de la galanterie ; mais après quelques menuets il se livrait bientôt aux plus étourdissantes sarabandes. Somme toute, c’était un homme heureux, car les tristesses du cœur et celles du cerveau lui étaient également inconnues. Il portait en lui cette douce magie, cette souriante lumière, don passager de l’ivresse ou rare présent de la philosophie, qui teint le monde entier en couleur claire et transforme tous les accidens de la vie en nuages légers. Kerven disait donc à Fœdieski, tout en préparant son absinthe avec une attention qui était assurément dans la journée un des plus grands efforts de son esprit :

— Oui, mon cher ami, je l’ai vue, et je puis t’affirmer que, même à quelqu’un qui ne serait pas depuis six mois en expédition, elle paraîtrait fort jolie. Elle a les cheveux d’un blond attendrissant, le teint d’une fiancée de ballade, les traits d’une régularité singulière,