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aulnes, les bouleaux, et une espèce de saule (salix caprea), qui ne dépasse jamais les proportions d’un arbuste. L’existence de ces îles flottantes avait été mise en doute par les modernes, qui, ne voyant rien de pareil se former dans la nature actuelle, avaient relégué parmi les fables les récits des anciens géographes. Une telle donnée est pointant si peu une fiction, qu’on voit encore de nos jours dans les Pays-Bas, non loin de Giethoorn, des terres moitié prairies, moitié tourbières, qui nagent sur un ancien lac. Les prairies sont fauchées tous les ans. Des aulnes de vingt pieds de haut s’élèvent sur le sol mouvant ; leurs racines pénètrent jusqu’à la couche d’eau, qui supporte les prés, les arbres, les troupeaux, les habitans. Les bestiaux parcourent en liberté le terrain vacillant ; on n’a pas à craindre qu’ils s’enfoncent, car un instinct de conservation leur fait très bien distinguer et éviter les endroits périlleux. Ces pâturages flottans montent ou descendent avec l’eau, qui s’élève ou qui s’abaisse. En été, ils se trouvent quelquefois déposés sur la terre ferme comme un vaisseau échoué. Par les temps de grande sécheresse, il arrive même que les plantes, surtout les arbres, jettent leurs racines dans le lit du lac desséché et s’y attachent. Cette circonstance est très redoutée des habitans, car à la crue des eaux la prairie ne s’élève plus. Fixée au sous-sol, elle se trouve alors transformée en un marais sur lequel s’étendent des joncs, des roseaux, et il faut des années avant que la surface exhaussée par le limon végétal se couvre de nouveaux pâturages.

La présence de ces terres qui nagent a plus d’une fois donné lieu à des faits naturels qui ont toute la poésie du merveilleux. On a vu des îles de tourbe, jusque-là tranquilles, s’émouvoir, se jeter sur les prairies voisines, et les engloutir. Pline nous raconte l’effroi des Romains quand, sur les deux lacs qui ont donné naissance au Zuiderzée, ils virent venir à eux pendant la mut des forêts en pied et flottantes. Ces forêts, debout sur des fragmens d’îles déchirées, manœuvraient par la seule industrie des flots, et menaçaient les vaisseaux des Romains qui étaient en station dans le lac. Il fallut, dit le naturaliste, livrer un combat naval contre les arbres. On a prêté à Pline l’imagination du romancier, mais ici il n’a été qu’historien. Pendant le débordement de 1509, une prairie sur laquelle paissaient dix ou douze vaches fut charriée d’un bord à l’autre du Dollart, dans la province de Groningue, et vint s’attacher au Reinderland, après avoir traversé ce golfe sans avoir perdu un seul habitant. Ce déplacement donna même lieu à un singulier procès entre le maître de la prairie et le propriétaire du domaine sur lequel celle prairie était venue s’arrêter : chacun d’eux revendiquait cette terre comme son bien. On se déliait tellement de ces irruptions d’îles