Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en silence la prodigieuse quantité de matière que le chauffeur remuait avec la pelle et jetait dans la fournaise. Le bateau marchait bien ; mais je ne tardai point à me convaincre que ce combustible, à raison de l’espace qu’il occupe, est impropre à la navigation de long cours.

Si la tourbe ne peut point soutenir la concurrence avec la houille pour le mouvement des machines, cette terre susceptible de prendre feu a été pendant des siècles l’unique ou presque l’unique moyen de chauffage des trois quarts de la population hollandaise. Le charbon de tourbe a même donné naissance à l’habitude toute nationale du chauffe-pied. Pendant l’hiver, les femmes, dans leurs appartemens et même au temple, durant le sermon, ont sous leur robe une chaufferette alimentée avec de la tourbe. Je fus frappé de voir à Leyde, dans une des salles qui tiennent à la grande église, trois ou quatre cents stoven destinés au service du dimanche. Cette habitude domestique n’est point irréprochable au point de vue de l’hygiène ; on l’accuse de ternir le teint des femmes les plus fraîches et encore jeunes. L’odeur de la tourbe porte à la tête. Ce combustible dégage une forte vapeur de soufre qui dans certaines localités plombe le visage humain et donne aux habitans la pâleur des spectres. Quand la carbonisation de la tourbe n’aurait pour résultat que de lui ôter cette odeur désagréable et malfaisante, on devrait encourager un traitement artificiel qui remédie aux incommodités du foyer.

Le principe économique des Hollandais est d’utiliser tout ce qu’ils ont sous la main ; c’est ainsi qu’ils ont mis à contribution les cendres, la suie et la fumée de la tourbe. Ces cendres fertilisent certaines terres. Quelques parties de la Néerlande se reprochent même d’avoir trop méconnu les propriétés fécondantes de cet engrais, et d’avoir abandonné aux Flandres un des principes le plus riches de la culture. La suie de tourbe sert dans les ménages à nettoyer les instrumens de fer ou d’étain. On emploie la fumée à préparer les viandes salées et ces millions de harengs que les pêcheurs de la côte attirent dans leurs filets. La tourbe n’a pas seulement été utilisée comme moyen de chauffage ; elle se prête à différens usages industriels. La substance tourbeuse pourrait être appliquée à l’éclairage au gaz ; elle fournit une base à la fabrication du papier, de l’encre, du vernis et du noir animal, surtout pour les raffineries[1]. Dans certaines provinces marécageuses, la tourbe sert à jeter les fondemens des maisons. On pose les briques et les autres ouvrages de maçonnerie sur une première construction de morceaux de terre

  1. Cinq parties de charbon de tourbe sont égales à quatre parties de noir animal. Ce produit artificiel serait de 25 pour 100 meilleur marché que le noir animal proprement dit.