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connaissance pratique des faits. Alors une société supérieure s’établit, civilisée sans mollesse, active sans excès, idéale sans subtilité, pratique sans grossièreté. Telle est à peu près l’histoire de ce pays d’utopie.

Ce plan bizarre nous est revenu en mémoire à la lecture du nouveau roman de mistress Gaskell, le Nord et le Sud. Nous n’avons pas là, il est vrai, le roi dandy et la société des hommes à surface ; mais nous avons toute une société polie, morale et instruite, un peu indécise dans sa conduite, un peu faible de caractère, d’une douceur par trop féminine et d’une délicatesse d’esprit déjà trop susceptible et trop maladive, mise en présence d’une société barbare, mal dégrossie, où ne manquent ni les géans infatigables, ni l’activité effrénée qui broie les hommes comme le chanvre ou le coton, ni le dédain de tout ce qui n’est pas palpable et solide, ni les clameurs arrachées par les fatigues d’un travail sans temps d’arrêt. D’un côté, sous les rayons d’un soleil pâle et doux, ni trop brûlant ni trop froid, s’étend un paysage modéré et choisi, plein de cottages rians et propres. Point de forêts où se cache la bête féroce, point de marais aux exhalaisons insalubres, asile des reptiles immondes ; point de rochers abrupts ni de plaines arides : partout un silence profond, troublé seulement de loin en loin par de petites voix singulièrement douces qui parlent de scrupules de conscience, de visites aux bons fermiers des environs, d’écoles de village, de douleurs de l’ami le, de belles affections, de culture classique et de joies de l’esprit. Que vont devenir les habitans de ce pays, lorsqu’ils vont se trouver dans cette autre contrée, où rien ne ressemble à ce qu’ils connaissent et ne rappelle ce qu’ils ont aimé ? Là, le paysage est une ville boueuse, bruyante et infecte. La fumée des usines cache le ciel sous ses noires vapeurs et retombe à terre en imperceptible pluie de charbon ; les chariots, chargés de marchandises, roulent dans les cours et dans les allées ; les métiers bruyans et les cruelles machines font entendre jour et nuit leur étourdissant langage ; les locomotives passent dans le lointain en lançant leur sifflement sauvage, et si vous prêtez l’oreille, de quelque taverne ou du fond de quelque cave souterraine vous pourrez entendre le refrain de quelques-uns de ces chants étranges et terribles que l’auteur de Mary Barton a placés si heureusement dans un de ses romans, celui-ci par exemple :

Oh ! it is hard, it is hard to work
All live long day,


ou cet autre, encore plus effrayant :

You would think it hard
Te be sent in the world,
To be clemmed and do the best as ye can ;