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même dire la seule richesse de cette province, que la culture n’a point encore vivifiée. Au soleil couchant, quand le ciel est rouge, ces tranchées ouvertes dans une terre noire, ce sol dévasté à une certaine profondeur par la bêche, ces amas de glèbes bitumineuses qui sèchent au vent, les ombres de travailleurs que grandit le crépuscule, tout cela forme un point de vue abrupt que n’eût point dédaigné le pinceau de Salvator Rosa. Il convient de nous introduire sur le théâtre de ces travaux ; nous suivrons mieux ainsi les diverses transformations que la main de l’homme fait subir à une matière brute, inculte, stérile, pour la rendre capable de services industriels et domestiques.

Quand le propriétaire d’une lande tourbeuse a résolu de convertir son champ en un atelier d’exploitation, il lui faut avant tout délivrer la terre des eaux qui l’imprègnent comme une éponge. Les ouvriers attachent quelquefois à leurs pieds des appareils en bois, d’une grandeur variable, qu’on nomme en hollandais bredden, et qui empêchent ces pauvres hommes d’être absorbés par les abîmes d’un sol marécageux. Une fois la surface reconnue, on pratique, à vingt-quatre pieds de distance les unes des autres, et à la profondeur de trois ou quatre pieds, des tranchées (wallen) qu’on revêt souvent d’un mur de terre pour que la matière tourbeuse ne s’éboule pas. La profondeur de ces fossés augmente successivement ; il faut d’ordinaire huit années avant que l’on puisse attaquer la tourbe. L’aménagement des eaux soustraites à la terre par des saignées habiles et méthodiques constitue une véritable science. Il existe un art de recueillir ces eaux dans des fossés, de les retenir par des écluses et de les diriger, au moyen de conduits, vers le canal qui doit servir au transport du combustible.

Le champ étant ainsi façonné et les eaux étant soutirées, on procède à l’extraction de la matière tourbeuse. La division du travail est le principe fondamental de toute industrie. Les ouvriers se distribuent par groupes de six ou sept hommes. Les fonctions auxquelles ils se livrent peuvent d’ailleurs se partager en quatre temps. Un premier ouvrier fend, à l’aide d’un instrument tranchant appelé en hollandais stikker, la surface de la couche tourbeuse. Un second ouvrier, avec cette sûreté de coup d’œil que donne l’exercice, relève les mottes tranchées à l’aide d’une petite bêche (spade). Un troisième ouvrier reçoit du second les glèbes divisées qu’il pique avec une sorte de fourche (vork), et qu’il range en même temps sur une brouette. Cette brouette est conduite par un quatrième ouvrier sur la partie ouverte du chantier où s’entassent d’abord les tourbes saturées d’eau. L’art consiste à renverser la brouette de telle manière que les pièces de limon végétal se trouvent disposées en une sorte de mur sans