Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et s’efface, que l’esprit devient moins propre aux exquises et savantes délicatesses de ce grand art de la poésie. Hélas ! dans cet art, le plus élevé et le plus charmant de tous, il arrive ce qui est arrivé dans bien d’autres sphères de l’activité humaine : on a élargi les limites du domaine de l’esprit, on a bruyamment conquis la liberté de tout dire, de varier et de renouveler toutes les formes ; on n’a point vu que, cette liberté une fois conquise, il restait le plus difficile, le plus essentiel, que ces prérogatives nouvelles n’étaient qu’un piège, si l’intelligence contemporaine n’avait point en elle sa règle, son idéal et son but. Les premiers venus dans ce mouvement de rénovation ont été les victorieux et les privilégiés. Ceux-ci ont eu encore quelques successeurs ; puis est arrivée la multitude poétique, la foule inhabile et obscure. L’art nouveau, cet art qui était sorti de luttes ardentes, est allé se perdre dans les apothéoses vulgaires, dans les réhabilitations matérielles ou les fantaisies excentriques, dans les divagations humanitaires ou les puérilités sonores, et, au milieu d’un monde indifférent, les poètes ont fini par ne plus élever qu’une voix sans puissance et sans écho, à l’exception de quelques talens généreux. Les poètes de nos jours, ceux qui aspirent à l’être, ont coutume de se plaindre de leur siècle qui les oublie, des critiques eux-mêmes qui ne saluent pas aussitôt leur génie. Ils disent vrai, s’ils parlent d’une certaine atmosphère générale peu favorable à leurs inventions ; ils se trompent, s’ils croient que tout est malveillance à leur égard. Quoi qu’ils en disent, on ne peut se défendre d’un certain intérêt en feuilletant ces recueils destinés au public, et dont la plupart, hélas ! sont ignorés de celui à qui ils s’adressent. Par malheur, il manque à tous ces vers la pensée qui les fait vivre, et même une certaine correction de langage propre à mettre hors de doute leur nationalité française. Donc la poésie aujourd’hui, la poésie écrite et parlée, n’est point dans une heure propice, et cependant les vers se succèdent avec la régularité des saisons : ils naissent avec le printemps, ils meurent avec l’hiver.

Contes, méditations, élégies, dithyrambes, poèmes, c’est la moisson de chaque année. Les femmes elles-mêmes ne sont point les dernières à mettre leur faisceau dans cette moisson inconnue. La poésie des femmes a d’habitude une sorte de grâce émouvante et de tendresse élégiaque. Ce fut le caractère de quelques rares talens de femmes qui se trouvèrent mêlés à la rénovation contemporaine. En est-il ainsi des Contes du Cœur de Mme Hermance Lesguillon et des vers que Mme Claire Brunne décore du titre d’Amour et Philosophie ? Les deux auteurs, on n’en peut disconvenir, poursuivent de leur mieux la poésie, et la poésie ne se laisse point atteindre. Certes le cœur a ses secrets, ses troubles et ses drames, qui sont l’éternelle source de l’inspiration poétique. Mme Lesguillon ne pense pas sans doute avoir puisé très directement à cette source en réunissant quelques fragmens sur l’Exil de l’Âme, la Vie à deux ou les Démolitions de Paris. Mme Claire Brunne a visiblement un but plus vaste et plus profond, bien qu’elle compare ses vers à une fleur des champs née sans culture, par la force du soleil. C’est une imagination facile à enflammer, et qui se révolte aisément contre l’amour tel que le pratique ou l’entend le siècle, contre le joug de l’homme. Ceci vient un peu, ce nous semble, de l’émancipation de la femme encore plus que de l’amour véritable ou de la philosophie. Dans un de ses morceaux sur