Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est lui qu’elle désirait dans ses rêves, c’est lui qu’elle vit lorsqu’elle se soumit aux sortilèges de la sorcière de Bideford pour connaître son fiancé futur, c’est lui qu’elle appelait lorsqu’elle passait en revue tous les amoureux qu’elle connaissait dès l’enfance, lui, c’est-à-dire l’inconnu, l’imprévu. Aussi, dès qu’il paraît, elle est vaincue. Elle ne possède aucun exorcisme pour se défendre contre les séductions qui se dressent pour la première fois devant elle. Tout est nouveau chez Guzman, manières, langage, visage, et il agit encore sur elle avec les charmes qui gagnèrent à Othello le cœur de Desdémona. Il sait tant de belles histoires d’amour et de courage, où figurent tant de choses et d’hommes qu’elle n’a jamais vus ! Voici un fragment d’une de ces conversations passionnées, étranges, folles, qui conquirent à jamais son cœur, et que ni le bon Amyas Leigh ni l’élégant Frank, ni le bouillant William Cary, malgré tout leur amour, n’auraient jamais trouvées.


« — Cruel ! cria Rose en tremblant de la tête aux pieds.

« — Je vous aime, madame ! cria-t-il en se jetant à ses pieds, je vous adore ! Ne me parlez plus de la différence de rang qui nous sépare, car je l’ai oubliée. ; j’ai tout oublié hormis mon amour, tout, hormis vous, madame ! ma lumière ! mon étoile ! ma déesse ! Vous voyez jusqu’où mon orgueil est descendu : rappelez-vous que je suis à vos pieds comme un mendiant, quoique un jour je puisse être prince, bien plus, roi ! quoique je sois déjà un prince, un Lucifer d’orgueil pour tout le monde excepté pour vous. Mais vous, en revanche, vous ne voyez qu’un misérable qui se roule à vos pieds et vous crie : Ayez pitié de moi, de moi isolé, abandonné, sans demeure et sans amis ! Ah ! Rose, — madame, — pardonnez à la folie de ma passion ; vous ne connaissez pas le cœur que vous brisez. Froids habitans du Nord, vous soupçonnez peu combien un Espagnol peut aimer. Aimer ! adorer plutôt, car je vous adore, madame, et je bénis la captivité qui m’a amené vers vous, et la ruine qui m’a comblé de telles richesses. Est-il possible, saints et vierge Marie ! mes larmes trompent-elles mes yeux, ou bien sont-ce réellement des larmes que je vois briller dans ces astres lumineux ?

« — Parlez, monsieur, cria la pauvre Rose en reprenant soudainement connaissance d’elle-même ; partez, et que je ne vous voie jamais plus ! — Et comme si elle avait fui pour échapper à une mort certaine, elle sortit précipitamment de la chambre. »


C’est ainsi, au moyen de ce mélange de passion sincère et de phraséologie insensée, que don Guzman de Soto conquiert le cœur de Rose, trop faible pour résister à cette douce violence, exercée avec cet art, cette assiduité, ce respect extérieur incomparables qui ont été les caractères distinctifs de l’amour de l’ancienne Espagne. Rose s’enfuit avec don Guzman dans le Nouveau-Monde, à Caracas, dont