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matelot avait horreur du suicide, et la dame s’écria plaintivement : — Oh ! je mourrais volontiers ; mais alors la pauvre petite ? — Ils furent dispensés de souffrir plus longtemps, car à peine cette scène de suprême désespoir venait-elle de se passer, qu’ils furent saisis par les Espagnols, garrottés et conduits à un gentilhomme grisonnant, vêtu de velours violet et d’une physionomie peu avenante, qui se précipita vers la dame l’épée a la main, et l’eut tuée si quelques-uns des hommes de sa suite ne l’eussent retenu.

— Cela est digne de vous, don Francisco, de publier ainsi vous-même votre propre déshonneur, dit Oxenham. Ne vous avais-je pas dit autrefois que vous étiez un être abject, et ne vous chargez-vous pas de prouver la vérité de mes paroles ?

— Chien anglais, plût au ciel que je ne t’eusse jamais vu !

— Singe espagnol, plût au ciel que je t’eusse traversé la carcasse de mon poignard lorsque je te rencontrai près de l’église Sainte-Ildegonde, le soir de Pâques, il y a huit ans.

Le vieillard se tourna alors vers sa femme, et comme il menaçait de la faire brûler vive : — Plût à Dieu ! répondit-elle, que vous m’eussiez brûlée vive le jour de mon mariage ; vous m’auriez épargné huit années de souffrances. Adieu, mon amour, ma vie ; adieu, señores ! Puissiez-vous avoir plus de pitié pour vos filles que mes parens n’en ont eu pour moi !

Et, arrachant soudain un poignard à la ceinture d’un soldat, elle se tua. L’oiseau prophétique à la gorge blanche qui avait apparu avant son départ à M. Oxenham n’avait pas menti ; l’héroïque aventurier fut pendu par l’ordre de don Francisco Xarate.

Il faut lire dans M. Kingsley cette belle histoire, que nous aurions voulu citer en entier, cette histoire réellement historique et qui semble incroyable comme tant d’autres de la même époque, cette histoire où se mêlent les plus abjectes et les plus nobles passions, où, sur un fond de paysage du Nouveau-Monde, la vie espagnole et la vie anglaise unissent leurs couleurs : histoire romanesque, poétique, faite pour saisir l’imagination. En vérité, quand on a lu ce récit après tant d’autres du même temps, on à peine à lutter contre une fatale pensée : c’est qu’à tout prendre, la vie était naguère plus belle qu’aujourd’hui. La vie des personnages subalternes historiques d’autrefois avait un cachet de grandeur que je ne retrouve pas même chez les hommes les meilleurs, les plus vertueux et les plus vaillans de nos jours. Et qu’on ne dise pas que la raison de ce phénomène, c’est que la perspective historique nous fait défaut : la perspective historique ne sert qu’à nous faire mieux discerner la différence de couleur des époques ; mais elle n’ajoute pas une beauté de plus à un caractère. La perspective historique n’ajoute rien au règne de