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Le travail des siècles se résume ainsi en une fleur superbe qui exprime d’une manière à la fois idéale et réelle le passé matériel et l’âme d’une nation. Le sourd labeur du temps, les énergies silencieusement actives d’innombrables générations, les pensées particulières du peuple, vagues et obscures, s’épuisant en efforts pour s’exprimer comme une bouche qui bégaie ; les actes incomplets, indications de caractères qui ne pouvaient parvenir à se préciser ; les idées traduites dans mille essais incorrects et inachevés, tout cela finit par s’accuser, se revêtir d’une belle forme, se colorer et se réunir symétriquement et dans une belle ordonnance, comme aux sons d’une musique invisible et selon les lois d’une géométrie morale dont aucun mortel n’a pu apercevoir les vivantes figures et les mouvans théorèmes. Tout ce passé obscur, anarchique, aux élémens en apparence inconciliables, se présente ainsi un beau jour, lorsque les forces de la nature ont achevé leur travail, sous une forme éternellement belle et qui le rend méconnaissable. C’est quelque chose comme l’éclosion du printemps. La veille, tout était encore nu et stérile ; une nuit passe, et tout est verdoyant et frais. Ces pensées, ces idées, ces mœurs, hier encore si confuses, si incorrectes, si gauches ou si grossières, se révèlent avec une vivacité, un relief, un éclat incomparables. C’est ainsi que le siècle de Louis XIV résume tout le passé de la vieille France. Génie français, politesse française, bravoure française, beauté française même, toutes choses connues depuis des siècles, s’accusent alors d’une manière sensible, pour mieux dire incontestable, sans rien laisser à reprendre à la critique des peuples, sans laisser à leur pédanterie, à leur jalousie ou à leur haine, d’autres ressources que celle de l’admiration. Et ce ne sont point seulement le génie et les mœurs qui arrivent à la perfection ; les institutions nationales aussi participent à cette renaissance inattendue. Ainsi la monarchie française, l’église française, le clergé français arrivent, sous Louis XIV, à représenter dans des personnalités suprêmes et achevées, si nous pouvons nous exprimer de la sorte, le talent, les vertus, l’art et les méthodes des siècles antérieurs.

Il en fut ainsi pour l’Angleterre au temps d’Elisabeth. Toute la vie du moyen âge anglais se résuma, avant de s’éteindre, dans cette période brillante et courte qui s’étend de la mort de Marie Tudor au règne de Jacques Ier. L’esprit d’entreprise anglais, le vieil amour des aventures cher aux pirates danois, la bonhomie brutale des Saxons, l’esprit chevaleresque des Normands, le caractère aristocratique de la nation, toutes ces choses et bien d’autres encore, tout, jusqu’aux traditions populaires celtiques[1], se combina pour

  1. Si le rôle de l’élément celtique a été peu considérable dans l’histoire de la civilisation anglaise, il n’en a pas été de même à mon avis dans la littérature. Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur l’influence que les imaginations celtiques ont exercée sur l’esprit anglais. Cette influence est surtout sensible chez les poètes du temps d’Elisabeth. Spenser et Shakspeare, qui sont très saxons cependant, seraient sensiblement différens, si les traditions celtiques n’avaient pas existé. Quelques-unes des œuvres de Shakspeare, le Songe d’une nuit d’été, sont en un certain sens des œuvres celtiques.