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VII.

Le lendemain de la dernière publication des bans, le lieutenant fit atteler la carriole et partit pour Seyanne avec sa fille. La tante resta à la Pioline pour ses grands travaux de toilettes et de cuisine. Cascayot voulait faire une entrée triomphale dans le village : ses mules étaient harnachées de neuf, à grande profusion d’ornemens de laines rouges et bleues, les petits polissons qui jouaient au bord de la rivière s’étaient attroupés pour lui faire cortège ; mais la calade, effondrée par les orages, était si rude à grimper, que le lieutenant prit ce prétexte pour monter à pied, sans bruit, jusqu’à la boulangerie, et la carriole fut laissée au bas de la descente, sous les aires. Le lieutenant n’avait pas prévenu la Damiane de sa visite ; on la trouva au pétrin, les mains dans la farine. C’était un jour de grande fournée. Les femmes entraient, portant sur la tête des terrines avec des tourtes aux épinards, des pommes d’amour, des macédoines de toute sorte ; puis c’étaient des chalands, des marchands de blé, les oisifs du village et la foule des enfans à la sortie de l’école, encombrant la cuisine, attendant avec impatience les galettes chaudes. La Damiane reçut ses visiteurs au milieu de ce va-et-vient bruyant, elle embrassa Sabine et le lieutenant, elle s’occupa d’eux avec toute sorte d’attentions, elle sut leur dire les choses les plus affectueuses, tout en servant son monde, sans que la pratique en souffrit en rien.

En entrant dans cette pauvre maison, qu’elle se figurait encore plus pauvre, Sabine s’était senti une grande joie. Dans son désir de se rendre toutes choses communes, travaux et peines, elle prit un tablier blanc, releva gaiement ses manches, et se mit avec entrain à aider la Damiane. À elles deux, elles eurent bientôt expédié toute cette grande besogne. Quand on fut seul dans la cuisine, Sabine s’en alla à la huche et prit de la farine pour pétrir. Elle y allait de bon cœur, mais à son insu elle jouait un peu à la boulangère. Avec son grand tact, la Damiane l’arrêta doucement : — Merci de votre courage, dit-elle en lui dénouant son tablier ; nous ne ferons pas de vous une boulangère : on ne change pas ainsi sa condition, chère fille ; ce n’est pas l’affaire d’un jour, et tout se règle par une volonté plus haute que la nôtre.

Sabine l’embrassa tout émue. La Damiane lui passa au doigt son anneau d’argent, puis elle détacha son grand et lourd clavier à trois chaînes qu’elle tenait de son aïeule : c’étaient les seuls bijoux de famille qui restassent aux Sendric.

On visita toute la maison. En traversant ces chambres délabrées, Sabine croyait les reconnaître comme des lieux familiers, comme si