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étalés sur la table, il lui revint comme un feu de jeunesse. D’une main vive et curieuse il prit plaisir à manier tous ces instrumens de mathématiques dispersés çà et là hors des étuis ; il les retrouvait comme de vieux amis, puis tout à coup il saisit un morceau de craie et se mit à chiffrer et à dessiner sur le tableau. — Allons, le père Cazalis n’est pas encore à la côte, disait-il gaiement. Il posait des problèmes à Marcel, engageait avec lui de belles discussions scientifiques : son esprit se dérouillait, il se réveillait d’un sommeil de dix-sept ans, il sortait soudainement de sa léthargie provinciale ; il revivait.

La nuit les surprit écrivant et démontrant encore au tableau. Le lieutenant voulait partir, on le retint à souper. Il mangea de grand appétit. — Voilà la vraie cuisine provençale, disait-il. Je ne sais pourquoi ma sœur Blandine s’obstine à me faire tout manger au beurre, sous prétexte que c’est plus comme il faut de se tenir à la cuisine française. Je ne veux pas dire du mal de ma sœur, qui est absente, mais la chère personne a la tête pleine de sornettes. Ne me fait-elle pas des scènes quand je veux parler provençal ? et jusqu’à la Zounet qui s’obstine à me répondre en français ! Moi je préfère ces aubergines à tous les gibiers du monde, et rien ne vaut ces pommes d’amour roussies au four.

Il trouvait tout bon, tout excellent ; il s’extasiait sur des choses dont il mangeait tous les jours ; il était si heureux que tout lui plaisait, jusqu’au vin que l’on Tirard à pots dans la barrique, et qui n’était pourtant pas d’une bonne année.

— Ah ! le bon petit vin ! quel montant ! quelle verdeur !

Au dessert, il parla de ses campagnes, du Monténégro, de la guerre de Calabre, et de ses débuts sur la Ville-de-la-Ciotat. Il raconta les exploits de cette noble frégate, forçant le passage au milieu d’une escadrille ennemie dans les eaux de Venise, et jusqu’à la nuit combattant bord à bord deux corvettes anglaises, avec son pavillon cloué au grand mât. À ces récits héroïques, Damianet dressait les oreilles et battait des mains. Il ouvrait, ouvrait ses grands yeux limpides, et quand tout fut fini, il dit au lieutenant : — À quel âge peut-on entrer dans la marine ?

— Ah ! le brave petit homme ! dit M. Cazalis en l’embrassant. Madame Sendric, vous me le confierez, nous en ferons un homme de mer.

Il ne songeait plus à partir. On lui offrit un lit qu’il accepta sans se faire prier ; il passa la veillée en famille ; on enfourna devant lui : il causa longuement avec la Damiane ; il s’égaya comme un enfant avec les cousines. Tout l’attirait dans cette maison, la nouveauté, l’imprévu, le grand plaisir de n’être pas chez soi, l’aménité de ses hôtes, ce charme des vieilles mœurs, et cette grande paix qui se répandait autour de la Damiane.