Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1089

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle l’eut accepté, elle revint sur l’eau. Tistet avait centralisé tous les services dans sa main, et le gouvernement lui échappait. À force de vouloir tout faire, il ne faisait plus rien. Il était prisonnier dans les complications de sa bureaucratie, et rien qu’en s’attachant aux besognes délaissées, aux surveillances négligées, oubliées, la Zounet reprenait peu à peu sa place dans l’administration de la Pioline. Pendant que la servante regagnait ainsi peu à peu le terrain perdu, Tistet s’acoquinait de plus en plus dans son bien-être ; il s’attardait à table, au lit, lui autrefois si sobre, si actif ; il devenait recherché, délicat, il ne songeait plus qu’à se faire servir ; avec ses inférieurs, il avait mille prétentions ridicules ; on en faisait des gorges-chaudes à la cuisine, à la ferme, chez les voisins ; à tout propos, on se jouait de lui. M. Cazalis, comme un tyran blasé, s’amusait de tous les mauvais vouloirs qui poursuivaient son favori ; il écoutait en riant les récits moqueurs de la Zounet. La servante, enhardie par cette bienveillance, rentrait dans son naturel, et souvent elle se hasardait à murmurer contre son maître comme par le passé. Celui-ci ne s’en plaignait plus, il la laissait aller ; ces brusqueries jetaient quelque animation dans cette maison silencieuse ; M. Cazalis en était venu à regretter les querelles de Mlle Blandine. Le lieutenant ne savait plus, à vrai dire, que faire de sa personne. — Ah ! sergent Tistet, je m’ennuie, je m’ennuie ! — C’était là toujours la conclusion de ses discours.

— On trouvera le moyen de vous divertir, répondait Tistet ; mais laissez-moi le temps de méditer.

Après trois jours de longues réflexions, Tistet partit un matin pour Lamanosc, et dans l’après-midi il revint avec deux pauvres hères coiffés de bonnets de police qui faisaient manœuvrer des lièvres. Le lendemain on vit arriver à la Pioline trois coquins dépenaillés qui mangeaient des chanvres enflammés en costumes de marquis ; leurs femmes dansaient sur les genoux en jouant du violon avec des citrouilles. Puis ce furent des saltimbanques de toutes couleurs, des familles entières, et tous les jours ainsi, des montreurs de bêtes, des sauvages, des ménageries, car le sergent avait donné l’ordre de diriger sur la Pioline tous les artistes de passage qui descendraient à la Mule d’Or. Il y eut un matin où six orgues de Barbarie se trouvèrent ensemble sur la terrasse, jouant à tour de bras chacun son air sur des tons différens. — Mais c’est à devenir fou, dit le lieutenant. Et pour échapper à cette musique épouvantable il s’en alla au hasard dans les champs.

En cheminant le long des prés, il lui vint une grande envie de voir Espérit. Il y avait quinze jours que le terrailler n’était venu à la Pioline, et M. Cazalis en était attristé. — Ils m’abandonnent tous, disait-il en pensant à ses amis, qui le négligeaient depuis le départ