Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1088

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalisé tous ses rêves, il n’avait plus rien à désirer ; alors l’ennui le prit. Dans les premiers temps, tout à la joie de sa liberté reconquise, il s’était à peine aperçu de l’absence de sa fille ; mais bientôt ce grand vide se fit sentir, tout L’attristait : la vue des jardinets, le chant des oiseaux dans les volières, le silence de la maison. Il ne pouvait plus entrer dans la chambre de Sabine sans que les larmes lui vinssent aux yeux. La Zounet, elle aussi, ne pouvait se consoler du départ de ses maîtresses. Dès qu’elle avait un moment de liberté, elle s’échappait pour venir dans leurs appartemens brosser les meubles, épousseter et secouer leurs robes ; elle n’avait plus d’autre plaisir.

Le lieutenant se trouvait dans un grand abandon ; toute la société de la Pioline s’était dispersée. M. Dulimbert venait très rarement, car il n’aimait que le commerce des dames, et de préférence il allait dîner chez une de ses bonnes amies de Bollene. Le vice-président du cercle, grand chasseur, était à Vielles pour toute la saison des grives. Le rentier Lajarije vivait dans des transes mortelles sous le coup d’un procès, il ne sortait plus des cabinets d’avocats. Corbin l’aîné, l’homme à la santé de fer, gardait le lit à la suite d’une troisième pleurésie. Corbin le jeune, le timide aéronaute, restait seul assidu à la Pioline, mais il ne savait que parler de ses ballons. La conversation du sergent Tistet n’était guère plus variée ; par esprit de discipline, il se conformait toujours à l’opinion de son chef, à tel point que M. Cazalis finit un jour par s’écrier : Ah ! l’imbécile, il est toujours de mon avis !

— Oh ! si c’est la consigne, on vous contredira sur tout, répondit Tistet.

Il y avait plus de six semaines que Mlle  Blandine était à Valence ; elle ne parlait pas de retour, et dans ses lettres elle laissait entendre que son absence pourrait se prolonger indéfiniment. Espérit ne venait plus à la Pioline que pour ces nouvelles de Valence. Quand il y avait une lettre de la tante, Espérit en était averti par le facteur ; il arrivait à la Pioline avec son éternelle question : — Et nos dames, quand reviennent-elles ? — Eh ! je n’en sais rien, disait le lieutenant en froissant la lettre. D’autres fois il répondait d’un ton de maître : — Quand je voudrai. — Eh ! eh ! répliquait Espérit en s’esquivant au plus vite.

Dans son ennui, le lieutenant recommençait à prêter l’oreille aux propos de la Zounet. La servante était revenue de sa grande stupeur : son élastique nature de femme se redressait avec souplesse ; par mille biais ingénieux, elle s’adaptait subtilement à la tyrannie, et son opposition renaissante s’essayait sur Tistet. Tant qu’elle avait conservé quelque espoir de renverser le despotisme du sergent, elle avait lutté gauchement, sottement, avec des violences ridicules ; mais dès